Les révoltés de Dieu
sevrage. C’est un peu comme s’il disait au meurtrier d’Abel :
« Tu as choisi ton destin, désormais tu es entièrement libre, et par conséquent
seul et unique responsable de tes actions. Débrouille-toi. Je me retire de toi. »
On peut même aller plus loin et imaginer la fin du discours
de Yahvé à Caïn : « La surface de la terre est vaste et beaucoup d’endroits
en sont encore stériles. C’est là que tu dois aller. Ce sont ces terres
incultes que tu dois féconder pour que mon œuvre soit complète. Et si cela ne
suffit pas, fouille les entrailles de la glèbe : tu y trouveras des
trésors et ce sera à toi de les exploiter. Et si cela ne suffit pas non plus, si
toi et tes descendants manquez de matériaux pour construire le monde, consacre
tous tes efforts à en découvrir d’autres. Et si toi et tes descendants venez à
vous coucher sur le sol parce que vous êtes épuisés et que vous vous sentez
impuissants à continuer l’œuvre que j’ai commencée, contemplez la nature avec
ce qu’elle contient de mystères, de ressources cachées. Connais la force du
vent, la puissance du feu, le déferlement des eaux, l’énergie profonde que
recèle la pierre. Invente, invente des énergies qui t’aideront à triompher de
ta faiblesse. Car, en te créant, je t’ai insufflé mon énergie. À toi de la
mettre en pratique. »
En dernière analyse, c’est une mission sacrée que confie
Dieu à Caïn : user du pouvoir qui a été conféré à l’ existant humain pour continuer la création et
organiser l’univers. En quelque sorte, Yahvé fait de Caïn un nouveau démiurge
et, tandis que lui-même devient deus otiosus , un
« dieu oisif » (dans l’optique du septième jour ?), il lui donne
ainsi l’ordre d’agir, mais sous sa propre responsabilité.
C’est ce que ne manquera pas de faire Caïn. Et la liste de
ses descendants immédiats est là pour nous le prouver, telle qu’elle est
transcrite dans la Genèse ( IV, 17-22 ) d’après
une tradition yahviste (mêlée ensuite [ V, 6-32 ]
à une liste de tradition sacerdotale concernant les descendants de Seth). On y
trouve en effet, comme fils de Caïn, un certain Hénoch qui bâtit une ville et qui est donc proposé comme
étant à l’origine de la vie urbaine. Ensuite, parmi les descendants d’Hénoch, on
remarque Yubal (dont le nom évoque le mot hébreu yôbel ,
« trompette ») qui « fut l’ancêtre de tous ceux qui jouent de la
lyre et du chalumeau » ( IV, 21 ) ; puis
Tubalcaïn, « ancêtre de tous les forgerons en cuivre et en fer » ce
qui rappelle que le nom de Caïn peut aussi signifier « forgeron ». Et,
de plus, Tubalcaïn a une sœur d’une grande beauté, Naama (dont le nom peut se
traduire précisément par « jolie » ou « aimée ») qui, d’après
certains exégètes [61] , pourrait bien avoir été
l’initiatrice – symbolique – du « plus vieux métier du monde », autrement
dit la prostitution.
Il est évident que la lignée prêtée à Caïn rend compte de l’avènement
d’une civilisation de type industriel dans un cadre urbain qui se développera
au cours des siècles pour arriver aux réalisations scientifiques et techniques
les plus sophistiquées du XXI e siècle. Et
cela n’est pas sans contrepartie. Il y a un aspect « démoniaque », tout
au moins contre nature, dans la civilisation urbaine, qui a été souvent dénoncé,
notamment par Jean-Jacques Rousseau pour qui les villes étaient des foyers de
perversité et qu’il opposait – en s’appuyant sur le mythe du « bon sauvage »
– à la pureté et à l’innocence des mœurs campagnardes. Ce n’est certainement
pas par hasard si la fameuse « caste des forgerons », plus ou moins
soupçonnée de sorcellerie parce que connaissant les secrets du feu, a toujours
été considérée comme « diabolique » : qu’on le veuille ou non, qu’on
la refuse ou qu’on pactise avec elle, l’ombre de Caïn est toujours présente
dans l’esprit humain.
À y réfléchir, cependant, on s’aperçoit que Caïn, loin d’être
un personnage sinistre et maudit, est un héros civilisateur (et donc
bienfaiteur) qui a permis à l’humanité d’évoluer vers un infini qui échappe à
tout entendement. Mais toute chose contient son contraire, c’est une loi de la
nature. C’est par une transgression qu’Adam a été chargé de faire fructifier la
glèbe. C’est par une transgression encore plus grave que Caïn a acquis
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