Les révoltés de Dieu
son
autonomie pour « aller toujours plus loin ». On peut donc considérer
que le sang d’Abel n’a pas été versé en vain, mais qu’il était fécondant. Ce
sacrifice, apparemment injuste et cruel, était incontestablement nécessaire à l’évolution
de l’humanité. Mais qui a voulu que ce fût ainsi ?
Il n’y a pas deux réponses, il n’y en a qu’une : Dieu
lui-même, qu’il soit Yahvé Adonaï ou Élohîm, ou encore El, comme le nommaient
les Babyloniens, Indra, selon les Indiens, Zeus, selon les Grecs, ou Lug, le « Multiple
Artisan » selon les Celtes d’Irlande… De toute façon, celui auquel on
donne la qualification de démiurge , c’est-à-dire
« organisateur du monde ». Car, en refusant d’agréer l’offrande de
Caïn, Yahvé, l’omnipotent et l’omniscient, savait parfaitement ce qui allait se
passer. Tout était programmé pour qu’Abel disparût au profit de Caïn. Décidément,
les voies du Seigneur sont impénétrables, et surtout, elles paraissent
paradoxales. Comme Jésus le fera plus tard avec ses apôtres en les dispersant à
travers toutes les nations avec mission de prêcher la « Bonne Nouvelle »
et de « remettre les péchés », c’est-à-dire d’effacer toutes les
fautes du passé, le démiurge a délégué ses pouvoirs. Prétendre le contraire
serait tout simplement blasphémer, car ce serait considérer Dieu comme un
imposteur sinon comme un personnage emblématique, imaginé par les existants humains, du non-être absolu.
Il n’en reste pas moins vrai que la tragique figure de Caïn
demeure un symbole de la révolte de l’ existant humain contre la divinité. Et c’est une révolte sans espoir, parce qu’elle met
en cause non seulement la divinité, mais la créature elle-même. C’est la leçon
que semble en tirer le poète calviniste Agrippa d’Aubigné dans cette étonnante
description visionnaire ( Les Tragiques, v. 201-216 ) – d’ailleurs bien supérieure à celle de
Hugo – de l’état de conscience du meurtrier à la fois maudit et protégé par
Yahvé :
« Il fuit, d’effroi transi, troublé, tremblant et blême,
Il fuit de tout le monde, il s’enfuit de soi-même,
Les lieux les plus assurés [= sûrs] lui étaient des hasards
[= dangers],
Les feuilles, les rameaux et les fleurs des poignards,
Les plumes de son lit des aiguilles piquantes,
Ses habits plus aisés [= les plus larges] des tenailles serrantes,
Son eau jus de ciguë, et son pain des poisons.
Ses mains le menaçaient de fines [= perfides] trahisons.
Tout image de mort. Et le pis de sa rage,
C’est qu’il cherche la mort et n’en voit que l’image.
De quelque autre Caïn il craignait la fureur.
Il fut sans compagnon mais non pas sans frayeur.
Il possédait le monde et non une assurance [= un asile sûr].
Il était seul partout, hormis sa conscience,
Et fut marqué au front, afin qu’en s’enfuyant
Aucun n’osât tuer ses maux en le tuant. »
En fait, un révolté contre Dieu se révolte contre lui-même. Contrairement
à ce que prétendait Jean-Paul Sartre en affirmant que « l’enfer, c’est les
autres », l’exemple de Caïn démontre que la conscience humaine, depuis qu’Adam
et Ève ont mangé le fruit de l’arbre de la Connaissance, connaît le prix qu’elle
doit payer pour toute déviance du plan d’harmonie universelle élaboré bien
avant l’aube des temps par le Créateur.
6
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Le déluge et ce qui l’a précédé
De toutes les catastrophes qui ont secoué l’histoire de la
Terre, le déluge est certainement celle qui a laissé le plus mauvais souvenir
dans la mémoire de l’humanité. Des événements récents prouvent qu’il est
difficile, sinon impossible, de lutter contre un déferlement d’eaux
torrentielles qui surgissent brusquement et détruisent tout sur leur passage. Devant
l’irruption des eaux, les êtres vivants se savent complètement impuissants. Ils
ont beau construire des digues ou grimper sur les plus hauts sommets, rien n’y
fait. Et, à toutes les époques, des catastrophes de ce genre ont eu lieu, bouleversant
l’harmonie du monde, provoquant des destructions, des morts tragiques, et
surtout des blessures inguérissables dans l’inconscient humain. Le thème de l’inondation
est récurrent dans les traditions des cinq continents. Et le déluge, tel qu’il
est relaté dans la Bible hébraïque, est sans doute l’exemple le plus
caractéristique de cette terrifiante menace qui
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