Les révoltés de Dieu
parurent
devant moi. Le conducteur et le vieillard lui-même voulurent m’écarter avec
violence. Dans ma colère, je frappe le guide audacieux qui me poussait hors du
chemin. Le vieillard, qui me voit passer près du char, m’observe et m’atteint
de son fouet sur le milieu de ma tête. Il en porta bientôt la peine. Je le
frappai du bâton dont ma main était armée ; aussitôt, il tomba du haut de
son char à la renverse, et roula dans la poussière. Tous ses compagnons
périrent sous mes coups. » ( Œdipe roi .) C’est
alors qu’arrive le messager de Corinthe venant annoncer à Œdipe la mort de
Polybe, celui qu’il croit son père. Œdipe, qui commençait à craindre le pire, reprend
espoir : sans pouvoir nier qu’il est le meurtrier involontaire de Laïos, il
se réjouit d’avoir fait mentir l’oracle d’Apollon, puisque Polybe est mort de
sa belle mort et qu’il n’a évidemment pas épousé Mérope.
Il se réjouit trop vite, car le messager va lui ouvrir les
yeux sur une réalité implacable : « Polybe ne t’est rien par le sang.
[…] Sache qu’il te reçut de mes mains comme un cher présent. » Et le
messager d’expliquer les circonstances dans lesquelles il avait accepté de s’occuper
de l’enfant aux pieds troués que lui avait remis le berger de Laïos. Œdipe, toujours
dévoré par l’orgueil, se demande alors s’il n’est pas un simple fils d’esclave.
Il ordonne qu’on lui amène le berger censé l’avoir confié au messager. Jocaste,
qui soupçonne la vérité, tente vainement de le faire renoncer à son enquête.
Le berger, mis en présence d’Œdipe et de Jocaste, met fin
aux derniers doutes que pouvaient encore avoir le roi et la reine de Thèbes. Œdipe
s’écrie : « Hélas ! tout est enfin éclairci. Ô lumière du jour, je
te regarde pour la dernière fois, moi qui suis né de parents dont je n’eusse
jamais dû naître, moi qui ai formé des nœuds incestueux, moi qui ai versé le
sang de mon père. » On connaît la suite : Jocaste, incapable de
supporter l’horrible réalité, se retire et s’étrangle. Œdipe se lamente et se
révolte contre lui-même et, sans plus attendre, se crève les yeux.
Les psychanalystes ont interprété ce geste comme un équivalent
de la castration. Œdipe n’est plus capable, lui non plus, de supporter l’horreur
de sa situation, il préfère ne plus rien voir et, pour se châtier lui-même par
où il a commis le crime, il en vient à s’émasculer symboliquement. Cette
interprétation n’est pas sans intérêt, mais elle ne tient pas compte de la dimension
métaphysique – et même religieuse – de cette tragédie qui est, il faut le
répéter, un rituel sacré dont les prêtres sont des humains confrontés aux dieux.
Et ce sont les dieux qui sortent vainqueurs de l’épreuve, car les dieux, selon
la conception pessimiste des Grecs, peuvent s’acharner sur les existants humains qui s’obstinent à vouloir
détourner leurs plans. Est-ce Apollon ou Zeus qui en a ainsi décidé ? On
ne le sait pas. Mais c’est la même entité divine que l’Élohîm de la Genèse :
en se révoltant contre le plan divin, Œdipe s’est mis « hors la loi »
et il doit subir les conséquences de cette révolte.
On peut comparer le destin d’Œdipe à celui d’Orphée, autre
personnage mythique et emblématique de la fable grecque. Orphée, qui voit
mourir Eurydice, celle qu’il aime passionnément, n’admet pas le fait accompli. Il
engage une révolte insensée contre toutes les divinités, se fiant pour cela à
son art et à son habileté. Il est en effet un charmeur ,
et par ses charmes (en latin carmina , mot qui signifie à la fois « chants »
et « sortilèges »), il parvient à remonter le temps, à fléchir tous
les êtres de l’autre monde, à passer la frontière entre la vie et la mort, et à
ramener son Eurydice vers la surface terrestre.
Mais cette victoire apparente est soumise à une condition
formelle qu’Orphée sera incapable de respecter. Le maître des Enfers lui a
rendu Eurydice sous réserve qu’ il ne se retourne jamais sur le chemin du retour, ce
qui veut dire qu’il doit complètement oublier ce qui s’est passé, qu’il doit néantiser un événement fâcheux, comme si ce passé n’avait
jamais existé. Mais l’impatience d’Orphée a faussé le jeu, comme la volonté de
savoir d’Œdipe a précipité sa chute dans les ténèbres. Orphée, se lamentant
sans cesse de la perte
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