Les révoltés de Dieu
et
même si sa fille Antigone subit un sort déplorable après avoir bravé tous les
interdits. Et c’est encore Sophocle qui en porte témoignage dans un autre de
ses drames , Œdipe à Colone .
Œdipe est chassé de Thèbes parce qu’il l’a demandé et à
cause de l’hostilité marquée de Créon et de ses deux fils. Mais Antigone, bientôt
rejointe par sa sœur Ismène, va conduire l’aveugle Œdipe vers le lieu où il
trouvera sinon sa rédemption, du moins sa réconciliation avec les divinités. En
se crevant les yeux, Œdipe n’a fait que remonter le temps : il est revenu
à l’état d’innocence primitive, celui d’avant l’arbre de la Connaissance, lorsque
les yeux d’Adam et Ève n’étaient pas encore dessillés et qu’ils ne savaient pas
qu’ils étaient nus. En ce sens, on peut dire qu’Œdipe, après un long parcours
initiatique où, à la recherche de lui-même, il errait à travers les pires
expériences de la vie, réussit sa mort. Le voici donc à Colone, non loin d’Athènes,
dans un bois consacré aux Euménides.
Ces Euménides, dont le nom signifie les « Bienveillantes »,
sont l’aspect bénéfique des divinités féminines du destin qu’on appelle les
Érynnies (les « furies », les « vengeresses ») lorsqu’on
les considère sous leur aspect maléfique. Étant donné les souffrances d’Œdipe
et le dévouement d’Antigone, ce sont les Euménides qui accueillent le proscrit.
Œdipe pourra donc mourir en paix, libéré de ses tourments, en quelque sorte
absous à la manière chrétienne, et bénéficiant en outre de la généreuse protection
de Thésée, le roi d’Athènes.
Les derniers instants d’Œdipe sont entourés d’une étrange
atmosphère : il dit à Thésée et à ses deux filles de le suivre en un
endroit écarté du bois sacré. Antigone et Ismène baignent leur père et le
revêtent d’une « robe nouvelle selon les rites prescrits ». C’est
alors qu’après un « tonnerre souterrain » se fait entendre la voix du
dieu, Zeus ou Apollon, on ne sait pas très bien : « Œdipe ! Œdipe !
qui te retient ? Marche. Tu tardes trop. » Œdipe demande alors à
Thésée de protéger ses filles, puis il ordonne à celles-ci de se retirer. Il
reste seul avec Thésée. Le chœur (c’est-à-dire le peuple) qui relate l’événement
décrit ainsi la scène : « Nous nous retirons, gémissant et versant
des larmes sur les pas de ses filles. À quelques pas de là, nous tournons la
tête : Œdipe avait disparu, et Thésée, la main sur le front, se cachait
les yeux, comme frappé de terreur à l’aspect de quelque spectacle horrible. Bientôt
nous l’avons vu se prosterner pour adorer à la fois la Terre et l’Olympe où
résident les dieux. Thésée, seul entre les mortels, pourrait dire comment il a
péri. La foudre n’est pas tombée sur lui pour le consumer, nulle tempête n’est
venue du sein des mers pour l’enlever : ou quelque dieu l’a ravi, ou les
fondements de la terre se sont ouverts d’eux-mêmes pour lui ménager un passage
facile aux enfers. » ( Œdipe à Colone .)
De toute évidence, il ne s’agit pas d’un châtiment infligé à
Œdipe par des divinités courroucées, mais plutôt d’une sorte d’apothéose qui
fait penser à l’ assomption d’Élie projeté dans
le ciel dans un char de feu, selon le récit biblique. « Sa mort a été
douce et merveilleuse » précise Sophocle qui ajoute : « Il faut
donc bien moins le pleurer que l’envier. »
Cette phrase du poète grec est à méditer. Oui, Œdipe a été
un « révolté de Dieu ». Il n’a pas accepté le sort que lui réservait
la divinité. La révolte d’Œdipe était louable, car il refusait de devenir un
criminel, d’où sa fuite de Corinthe et toutes les transgressions involontaires
qu’il était obligé d’accomplir, entraîné qu’il était dans l’engrenage de cette « machine
infernale ». Il ne pouvait pas s’en sortir, puisque les dieux en avaient
décidé ainsi. Au moins, Job, dans le récit biblique, a encore sa liberté :
il peut blasphémer ou se soumettre. Au moins Jacob, qui transgresse toutes les
lois humaines et divines, a la possibilité d’accepter ou de refuser le fameux « combat
avec l’ange ». Œdipe n’a pas le choix. Comme les héros germaniques qui
savent que tous leurs efforts seront vains mais qui les assument quand même, Œdipe,
malheureux existant humain, tente
désespérément de se montrer
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