Les Seigneurs du Nord
Wessex, il n’a point
à affronter Ivarr ni un rival comme Egbert.
— Mais Alfred est un bon roi, insista
Guthred.
Je donnai un coup de pied agacé dans la
palissade.
— Tu es un roi ! m’emportai-je. Tu dois
être sans pitié. Tu dois être redouté !
— Alfred est-il craint ?
— Oui, dis-je, me rendant compte que c’était
vrai.
— Parce qu’il est sans pitié ?
— Non. Les hommes craignent de lui
déplaire.
Je ne m’en étais pas rendu compte jusque-là. Alfred
n’était pas sans pitié. Il avait tendance à pardonner, mais il était tout de
même craint. Je crois que les gens reconnaissaient qu’il était contraint, tout
comme eux subissaient son pouvoir. La contrainte d’Alfred, c’était la crainte
de déplaire à son dieu. Il ne pouvait s’y soustraire. Il ne pourrait jamais
être aussi bon qu’il le voulait, mais il ne cessait de s’y efforcer. Moi, j’avais
accepté depuis longtemps que j’étais faillible, mais Alfred s’y refusait.
— J’aimerais que l’on craigne de me
déplaire, dit timidement Guthred.
— Alors, laisse-moi tuer Egbert.
J’aurais pu épargner mes efforts pour le
convaincre. Animé par son admiration pour Alfred, Guthred épargna Egbert et la
suite lui donna raison. Il le fit envoyer dans un monastère au sud de la
rivière et chargea les moines de l’y confiner, ce qu’ils firent. En un an, Egbert
mourut d’une maladie qui ne laissa de lui que la peau sur les os, puis fut
enseveli dans la grande église d’Eoferwic. Mais je n’assistai à rien de tout
cela.
Nous étions au cœur de l’été, et chaque jour
je redoutais de voir les hommes d’Ivarr apparaître à l’horizon. Nous apprîmes
qu’en fait Ivarr bataillait contre les Scotes. Comme de telles rumeurs
couraient toujours et étaient le plus souvent fausses, je n’y accordai nul
crédit ; mais Guthred décida d’y croire et autorisa presque toute l’armée
à retourner au Cumbraland pour les moissons. Cela ne laissait guère de troupes
pour garnir Eoferwic. Sa garde rapprochée demeura, et chaque matin j’entraînais
les hommes à l’épée, au bouclier et à la lance, et chaque après-midi je leur
faisais réparer les remparts qui présentaient de trop nombreuses brèches. Je
jugeais Guthred bien imprudent de laisser partir tant de personnes, mais il
déclarait que sans cette moisson le peuple mourrait de faim et il était certain
qu’ils reviendraient. Il eut de nouveau raison. Ils revinrent, menés par Ulf, qui
voulut savoir à quoi l’armée serait employée.
— Nous allons marcher sur Kjartan, dit
Guthred.
— Et Ælfric, rappelai-je.
— Bien sûr.
— Combien y a-t-il à piller chez Kjartan ?
demanda Ulf.
— D’immenses quantités, lui dis-je, me
rappelant les confidences de Tekil, mais sans parler des chiens féroces qui
gardaient le trésor. Kjartan est plus riche que tu ne saurais l’imaginer.
— Il est temps d’affûter les épées, conclut-il.
— Et Ælfric est plus riche encore, ajoutai-je,
sans vraiment savoir ce qu’il en était.
Cependant, j’étais convaincu que nous
pourrions nous emparer de Bebbanburg. Nul ne l’avait jamais prise, mais cela ne
la rendait pas pour autant invincible. Tout dépendait d’Ivarr. S’il pouvait
être vaincu, Guthred deviendrait l’homme le plus puissant de Northumbrie ;
étant mon ami, non seulement il m’aiderait à tuer Kjartan et à venger ainsi
Ragnar l’Ancien, mais aussi à retrouver mes terres et ma forteresse auprès de
la mer. Tels étaient mes rêves en cet été. Je voyais un avenir doré, si
seulement je pouvais assurer la souveraineté de Guthred… J’avais oublié la
malveillance des trois fileuses au pied de l’arbre du monde.
Le père Willibald voulait retourner en Wessex,
et je ne pouvais lui en vouloir. Étant Saxon de l’Ouest, il n’aimait guère la
Northumbrie. Je me rappelle un dîner de mamelle de vache pressée et bouillie, que
je dévorai en disant que je n’avais point aussi bien mangé depuis mon enfance, alors
que le pauvre Willibald n’en avait pu avaler une bouchée. Il avait la nausée et
je me gaussai de cet homme du Sud qui n’avait point le cœur bien accroché. Sihtric,
qui était désormais mon serviteur, lui apporta pain et fromage, et Hild et moi
nous partageâmes le plat. Elle aussi était du Sud, mais moins délicate. Et c’est
cette nuit-là qu’il nous déclara vouloir retourner auprès d’Alfred.
Nous n’avions guère de nouvelles du
Weitere Kostenlose Bücher