Les Seigneurs du Nord
il avait appelé son navire La
Marchande. C’était un robuste vaisseau, bien construit et solidement gréé, avec
des bancs pour seize rameurs, mais lorsque je rejoignis son équipage il n’en
avait que onze et fut ravi de pouvoir les équilibrer avec moi. Tous étaient
esclaves. Les cinq membres d’équipage n’avaient jamais touché une rame, mais
ils étaient là pour relayer Sverri à la barre, nous surveiller, et jeter nos
cadavres à la mer si nous mourions. Deux étaient des Norses comme Sverri, deux
autres des Danes, et c’est le dernier, un Frison nommé Hakka, qui riva mes
entraves. On m’ôta mes vêtements, sauf ma chainse [3] et on me jeta d’amples braies. Après quoi, Hakka
arracha l’étoffe sur l’épaule gauche et, de la pointe d’un couteau, me marqua d’un
S. Le sang qui coula le long de mon bras fut emporté par la pluie.
— J’aurais dû te marquer au fer, dit-il, mais
le feu n’est point bienvenu sur un navire.
Il prit une poignée de terre dans la cale et
en frotta l’entaille. La blessure s’infecta par la suite et j’eus la fièvre, mais
quand elle guérit je portais sur le bras la marque de Sverri que j’ai encore
aujourd’hui.
La marque d’esclavage faillit ne jamais avoir
le temps de cicatriser, car nous frôlâmes la mort la première nuit. Le vent se
leva brusquement, soulevant des vagues blanches sur la rivière, et sous la
pluie qui nous fouettait La Marchande tira sur son ancre, qui ne devait
être qu’une grosse pierre au bout d’une corde. Elle frémissait et menaçait de s’échouer
sur la rive.
— Aux rames ! cria Sverri en
tranchant la corde. Ramez, misérables gueux !
— Ramez ! cria lui aussi Hakka, tout
en nous fouettant.
— Vous voulez vivre ? beugla Sverri
par-dessus le vent. Alors ramez !
Il nous dirigea vers la mer. Si nous étions
restés dans la rivière, nous nous serions échoués, mais nous aurions été à l’abri
car la marée était basse et en remontant elle nous aurait libérés. Mais Sverri
craignait que ses cales pleines ne fussent pillées par les gens habitant les
masures de Gyruum. Pour lui, mieux valait affronter la mort en mer qu’être
massacré sur la berge, et il nous entraîna dans un tumulte de vagues et de ténèbres
balayées par les vents. Il voulait prendre au nord à l’embouchure et s’abriter
près de la côte. Ce n’était pas une mauvaise idée, mais il avait mal estimé la
force de la marée. Nous avions beau ramer sous les coups de fouet, nous ne
pouvions retenir le navire. Nous fûmes emportés au large et, peu après, nous
dûmes cesser de ramer, boucher les écoutilles et écoper. Nous y passâmes la
nuit, et je me rappelle encore l’épuisement des membres douloureux et la
crainte de cette vaste mer qui nous soulevait en rugissant. Parfois, nous
prenions les vagues par le bord et je pensais que nous allions chavirer.
Les avirons claquaient contre la coque et l’eau
me montait jusqu’aux cuisses, mais La Marchande se redressait et nous
continuions d’écoper. Pourquoi elle ne sombra pas, je l’ignore.
L’aube nous trouva la cale remplie d’eau au
milieu d’une mer agitée, mais moins dangereuse. Nulle terre n’était en vue. Mes
chevilles étaient en sang à cause des entraves, mais je continuai d’écoper. Les
autres esclaves, dont je ne connaissais pas encore les noms, étaient affalés
sur les bancs, et l’équipage blotti sous la barre où se cramponnait Sverri, ses
yeux noirs rivés sur moi. Je voulais me reposer. Je saignais, j’étais épuisé, mais
je ne voulais pas montrer de faiblesse. Je soulevais baquet sur baquet, les
bras en feu et le ventre retourné, mais je tenais à continuer.
Sverri finit par m’arrêter. Il descendit, me
donna un coup de fouet et je m’effondrai sur un banc. Un peu plus tard, deux de
ses hommes nous apportèrent du pain rassis trempé d’eau de mer et une outre d’ale
aigre. Personne ne parlait. Un vent aigre faisait claquer les cordages sous la
pluie cinglante et les vagues sifflaient sur la coque. Je touchai mon amulette.
On me l’avait laissée, car elle était taillée dans un os de bœuf et n’avait
nulle valeur. Je priai tous les dieux. Njord, pour qu’il me laisse vivre dans
cette mer démontée, et les autres pour que je trouve vengeance. Comme il
fallait bien que Sverri et ses hommes dorment, je songeai que je les tuerais
dans leur sommeil, mais je m’endormis le premier quand le vent se calma. Un peu
plus tard, on
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