Les Seigneurs du Nord
réveilla les esclaves à coups de pieds pour hisser la voile et
mettre le cap à l’est.
Quatre des rameurs étaient des Saxons, trois
des Norses, trois des Danes. Le dernier était au banc en face du mien ; comme
il parlait peu, je mis du temps à savoir qu’il était irlandais. Les cheveux
noirs, le teint mat, il était mince et musclé ; et bien qu’âgé d’un an de
plus que moi seulement, il portait déjà les balafres d’un vétéran. Je remarquai
que les hommes de Sverri le surveillaient particulièrement, redoutant qu’il
soit source d’ennuis ; et lorsque le vent tourna au sud en fin de journée
et qu’on nous ordonna de ramer, je le vis empoigner rageusement son aviron. Alors
je lui demandai son nom. Hakka se précipita pour me donner un coup de nerf de
bœuf en plein visage. Je saignai du nez, Hakka éclata de rire puis se fâcha et
me frappa de nouveau, car je ne montrais point ma douleur.
— Ne parle pas, aboya-t-il. Tu n’es rien.
Qu’est-ce que tu es ?
Comme je ne répondais pas, il me frappa encore
et reposa sa question.
— Rien, grognai-je.
— Tu as parlé ! triompha-t-il en me
frappant de nouveau. Tu dois te taire ! hurla-t-il en me rouant de coups.
Tout content de m’avoir contraint à
transgresser les règles, il retourna à la proue en riant. Nous continuâmes de
ramer en silence et nous pûmes dormir à la nuit tombée après avoir été
enchaînés les uns aux autres. Ils le faisaient chaque soir, et un homme avait
toujours une flèche armée à son arc au cas où nous tenterions de nous débattre.
Sverri savait comment diriger un navire d’esclaves.
Les premiers jours, je cherchai vainement une occasion de me battre, jamais on
ne m’ôta mes entraves. Quand nous touchions terre, on nous enfermait sous la
plate-forme du gouvernail derrière des planches clouées. Nous avions le droit
de parler et j’appris là un peu de la vie des autres. Les quatre Saxons avaient
été vendus comme esclaves par Kjartan. C’étaient des fermiers qui maudissaient
leur dieu chrétien de leur triste sort. Les Norses et les Danes étaient des
voleurs condamnés à l’esclavage par leur propre peuple, et tous étaient de
sinistres brutes. Je n’en appris guère sur Finan, l’Irlandais, car il était
taciturne et farouche. C’était le plus petit de nous tous, mais il était fort, avec
un visage taillé à la serpe et une barbe noire. Comme les Saxons, il était
chrétien ; du moins portait-il au cou les restes d’une croix de bois
accrochée à un lien de cuir. Parfois, il la baisait et la gardait à ses lèvres
en priant muettement. Il ne parlait peut-être guère, mais il écoutait
attentivement les autres parler de femmes, de nourriture et de leur ancienne
vie, et je crois bien qu’ils mentaient tous. Parfois, quand les autres
dormaient, Finan fredonnait une chanson triste dans sa langue.
On nous laissait sortir pour charger le fret
dans la cale au centre du navire, juste au pied du mât. Quand l’équipage s’enivrait
au port, il en restait toujours deux qui étaient sobres et nous gardaient. Si
nous jetions l’ancre plus au large, Sverri nous laissait sur le pont, mais il
nous enchaînait tous ensemble.
Mon premier voyage sur La Marchande nous mena de la côte balayée par les tempêtes de Northumbrie jusqu’en Frise, où
nous naviguâmes dans un étrange paysage d’îles basses, de bancs de sable et de
vase luisante. Nous fîmes halte dans un misérable port où quatre autres navires
d’esclaves chargeaient leurs marchandises. Nous embarquâmes des peaux d’anguille,
du poisson fumé et des fourrures de loutre.
De Frise, nous fîmes route vers un port de
Frankie. Je l’appris, car Sverri débarqua et revint de méchante humeur.
— Si un Franc est votre ami, grogna-t-il
à ses hommes, assurez-vous qu’il ne soit pas votre voisin. (Me voyant le
regarder, il m’assena une gifle et m’entailla le front de sa bague d’argent et
d’ambre.) Ces Francs ! Des bâtards et des pingres !
Ce soir-là, il tira les runes sur la
plate-forme de gouvernail. Superstitieux comme tous les marins, il avait une
bourse de cuir contenant ses bâtons de runes et je les entendis claquer sur les
planches au-dessus de ma tête. Elles durent être de bon augure, car il décida
que nous resterions chez ces bâtards et pingres de Francs. Au bout de trois
jours, il fit affaire, car nous chargeâmes des lames d’épées, fers de lances, faux,
cottes de mailles, bûches d’if et
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