Les Seigneurs du Nord
vengerions.
— Tu rêves, répondis-je.
— Non ! s’emporta-t-il en rampant
vers moi et en prenant ma main dans les siennes. Ne renonce point ! Nous
sommes des guerriers, toi et moi, des guerriers ! (J’en avais été un. Naguère,
je portais cotte de mailles et casque resplendissants, mais j’étais désormais
couvert de crasse et de poux et je pleurais.) Tiens, dit-il en me glissant
quelque chose dans la main. (C’était un des peignes en corne qu’il avait réussi
à subtiliser durant le chargement.) Ne renonce point. (Je pris le peigne et
démêlai les cheveux qui me tombaient à présent jusqu’à la taille. Le lendemain
matin, Finan me les tressa et j’en fis autant avec les siens.) C’est ainsi que
se coiffent les hommes de ma tribu, expliqua-t-il. Toi et moi sommes des
guerriers. Et non des esclaves !
Nous étions maigres, sales et déguenillés, mais
le désespoir était passé comme une tempête sur la mer et je laissai la colère
me rendre ma résolution.
Le lendemain, nous chargeâmes La Marchande de lingots de cuivre, bronze et acier. De barils d’ale, de viande salée, de
couronnes de pain dur et de tonneaux de morue salée. Sverri éclata de rire
devant nos tresses.
— Vous croyez que vous trouverez femme ?
se moqua-t-il. Ou vous pensez en être ?
Nous ne répondîmes pas. Il se contenta de
sourire, étant de bonne humeur. Il aimait naviguer, et d’après les provisions
que nous emportions il prévoyait un long voyage. Ce fut le cas. Il avait tiré
plusieurs fois les runes et elles avaient dû lui dire qu’il prospérerait, car
il acheta trois nouveaux esclaves, tous frisons. Il voulait avoir suffisamment
de rameurs pour le voyage qui nous attendait et qui commença mal : à peine
eûmes-nous quitté Haithabu que nous fûmes pris en chasse par un autre navire, un
pirate, comme l’annonça Hakka d’un air sombre. Nous fîmes voile et rame au nord,
mais il nous rattrapa petit à petit, car il était plus élancé et plus rapide. C’est
seulement à la nuit que nous pûmes lui échapper, mais ce fut un moment pénible.
Nous amenâmes la voile et les rames, afin que La Marchande ne fasse nul
bruit, et dans l’obscurité nous entendîmes les avirons de notre poursuivant
éclabousser la mer. Sverri et ses hommes étaient accroupis auprès de nous, épées
tirées, prêts à nous tuer si nous faisions le moindre bruit. J’en fus tenté, et
Finan aussi, mais nous dûmes nous résigner, et lorsque l’aube se leva l’étrange
navire avait disparu.
De telles menaces étaient rares. Le loup ne
mange pas le loup et les hommes du Nord s’attaquaient rarement entre eux, même
si certains, à bout de ressources, se risquaient à s’en prendre à leurs
compatriotes. Ces pirates étaient méprisés comme des hors-la-loi et des moins
que rien, mais redoutés. On les traquait et on massacrait leurs équipages, mais
cela n’empêchait pas certains de mener cette vie de brigandage, car la capture
d’un riche navire comme le nôtre pouvait leur accorder assez de fortune pour
acquérir puissance et rang et se faire accepter.
Le lendemain, nous poursuivîmes vers le nord
sans toucher terre durant plusieurs nuits. Un matin, je vis une côte de
menaçantes falaises noires où se fracassait la mer et je crus que nous étions
arrivés au terme du voyage, mais nous n’abordâmes point. Nous continuâmes à l’ouest
puis au sud, jusqu’à une île où nous jetâmes l’ancre dans une baie.
Finan crut que nous étions en Irlande, mais le
peuple qui vint rejoindre La Marchande dans un petit esquif de peau ne
parlait pas sa langue. Il y a des îles tout au nord de la Bretagne, je pense
que nous étions sur l’une d’elles. Elles sont peuplées de sauvages et Sverri ne
toucha pas terre. Il paya quelques pièces d’argent pour des œufs de mouette, du
poisson séché et de la viande de chèvre. Le lendemain matin, nous ramâmes tout
le jour vers le grand large à l’ouest. Ragnar l’Ancien m’avait parlé de ces
vastes étendues d’océan, disant qu’il y avait des terres au-delà, mais que la
plupart de ceux qui les avaient cherchées n’étaient jamais revenus. Ces terres
grises nimbées de brouillards et battues par les tempêtes étaient habitées, disait-il,
par les âmes des marins défunts. C’est pourtant là que nous allions et Sverri
tenait le cap avec une mine réjouie. Je me souvins alors de la joie que l’on
éprouve à diriger un bon navire dont la barre tremble sous
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