Les Seigneurs du Nord
la main.
Nous voyageâmes pendant deux semaines. C’était
le chemin des baleines, et les monstres de la mer venaient nous regarder en
soufflant leur écume. L’air se rafraîchissait et le ciel était constamment
voilé de nuages. Les hommes de Sverri étaient inquiets. Ils nous croyaient
perdus, et moi aussi je croyais que ma vie allait finir au bord du monde, là où
les grands tourbillons entraînent les navires dans l’abîme. Des oiseaux de mer
planaient au-dessus de nous en criant dans le vent, les baleines plongeaient
sous notre navire et nous ramions à en avoir le dos brisé. La mer glaciale
était grise et démontée, sans fin et couronnée d’écume, et nous n’eûmes qu’un
seul jour de vent favorable pour nous reposer sous voile tandis que la mer
sifflait contre la coque.
Ainsi arrivâmes-nous dans cette terre de feu
que certains appellent Thulé. Des montagnes fumaient et l’on nous parla de lacs
magiques d’eau brûlante, mais je n’en vis aucun. Cette terre n’était pas que de
feu, mais aussi de glace. Il y en avait des montagnes, des fleuves et des
falaises jusqu’au ciel. Les morues étaient de la taille d’un homme, nous
mangeâmes notre content là-bas. Sverri était heureux : les hommes
redoutaient d’accomplir le voyage que nous venions de faire, et il y avait
réussi. Et à Thulé, sa marchandise valait trois fois plus qu’au Danemark ou en
Frankie, même s’il dut en céder un peu en tribut au seigneur local. Il vendit
le reste des lingots et chargea os de baleine, défenses de morses et peaux de
phoques, sachant bien qu’il gagnerait encore autant en les revendant au pays. Il
était de si bonne humeur qu’il nous laissa même descendre à terre et boire un
aigre vin de bouleau dans une longue maison qui empestait la viande de baleine.
Nous étions entravés, non seulement de menottes mais aussi de chaînes au cou, et
Sverri avait engagé des habitants du pays pour nous garder. Trois de ces
sentinelles étaient armées de ces longues et lourdes lances dont se servent les
hommes de Thulé pour tuer les baleines, et les quatre autres de coutelas. Sverri
ne risquait rien avec ces gardes à sa solde et il le savait, car pour la
première fois depuis des mois il daigna nous parler. Il se vanta de la prouesse
de notre voyage et loua même notre travail aux rames.
— Mais vous me détestez, tous les deux, nous
dit-il, à Finan et à moi.
Je ne répondis point.
— Le vin de bouleau est bon, dit Finan. Merci.
— C’est de la pisse de morse, répondit
Sverri en rotant, grisé par la boisson. Vous me détestez, reprit-il, amusé. Je
vous regarde et je le sais. Les autres sont soumis, mais vous deux, vous me
tueriez avant que je n’aie eu le temps d’éternuer. Je devrais vous tuer, hein ?
Vous sacrifier à la mer. (Nous restâmes cois. Une bûche crépita dans le feu.) Mais
vous ramez bien. J’ai libéré un esclave une fois parce que je l’aimais bien. Je
lui faisais confiance. Je l’ai même laissé tenir la barre, mais il a tenté de
me tuer. Savez-vous ce que j’en ai fait ? J’ai cloué son cadavre à la
proue pour l’y laisser pourrir. Et j’ai retenu la leçon. Vous êtes là pour
ramer. Rien de plus. Vous ramez, vous travaillez, et jusqu’à la mort.
Il s’endormit sur ces mots, tout comme nous. Le
lendemain matin, sous une pluie battante, nous quittâmes à bord de La
Marchande cette étrange terre de feu et de glace.
Il fallut bien moins de temps pour repartir à
l’est, car le vent était favorable, et nous hivernâmes de nouveau au Jutland. Nous
frissonnions dans la cabane des esclaves pendant que Sverri grognait en
troussant sa femme chaque nuit. La neige commença à tomber, la glace bloqua l’anse…
Et ce fut l’an 880. J’avais vécu vingt-trois années et je savais que mon sort
serait de mourir sous mes chaînes, car Sverri était prudent, malin et sans
pitié.
C’est alors qu’arriva le vaisseau rouge.
Il n’était pas
vraiment rouge. La plupart des navires sont construits en chêne qui s’assombrit
avec le temps, mais celui-ci était en sapin. Dans la lumière de l’aube ou du
crépuscule, il semblait de la couleur du sang séché.
Il était ainsi lorsque je le vis pour la
première fois. C’était le soir du jour où nous étions repartis. Le navire, long
et effilé, apparut à l’horizon à l’est, avec sa voile grise barrée de cordages.
Voyant la bête à sa proue, Sverri jugea que c’était un pirate et nous
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