Les spectres de l'honneur
manquer. Mieux valait une existence paisible – et comme nulle – aux horreurs qu’il avait connues. Pour Belpech et pour d’autres, sans doute, qui s’érigeaient au-dessus des foules, il était clair que la paix était imminente. Ils avaient appris l’appertise des hommes de Jean de Vienne en Angleterre. Ils se disaient soudain que la France était grande, puissante, sans penser que la réplique à un débarquement moins nécessaire que réussi pourrait être – et serait – terrible. Des morts encore, mais cette fois sujets de Charles V. Il était également clair qu’il avait rassasié la curiosité de Belpech. Il passait désormais dans l’esprit de ce curieux pour un prud’homme des plus étranges. Un peu de folie sans doute dans son personnage de vieux guerrier maussade et les propos qu’il avait tenus.
« Quelle importance !… Si ça se trouve, agenouillé maintenant, il prie pour l’abonnissement de mon âme et la sauvegarde de Guesclin ! »
Lentement, Tristan se dirigea vers la boutique où Antonia Cantayré, devenue dame Lemosquet, confectionnait, aidée par deux couseuses, des pourpoints, chausses et chaperons d’hommes ainsi que des robes pour une damerie fortunée.
« Qu’est-ce que j’ai ? Suis-je malade ? Tanné 242 . Qu’est-ce qui me manque ?… Je ne vois plus passer les jours et les semaines… »
Devant l’écurie où son cheval était à l’attache, Lemosquet balayait un reste de litière. La paille n’était guère souillée : il prenait soin de Nestor et de John.
– Ah ! Messire, dit-il en posant son balai à même le pavement de la cour et en frottant ses mains contre ses cuisses. J’étais au bord de l’Aude quand vous êtes venu establer Alcazar. En attendant que vous le détachiez, on pourrait vider un hanap…
– Non, Yvain… Une prochaine fois. Je viens de boire avec Belpech.
– Ah ! Belpech… C’est un bon chaland d’Antonia.
– Que sais-tu de lui ?
– Rien, excepté qu’il est riche et qu’il a un oncle à l’évêché de Carcassonne… Bon jouteur à ce qu’on dit… Il n’a jamais ostoié 243 .
– Je l’ai mésédifié 244 .
Lemosquet fronça les sourcils. Nul doute, pour lui, qu’un chevalier qui n’avait pas guerroyé méritait la calomnie. Il préférait l’indifférence.
Tristan refusa de s’engager plus avant dans des propos sur ce que Paindorge, parfois, appelait « le bon temps ». La nouvelle existence de Lemosquet lui était une énigme. Il semblait vivre aux dépens de son épouse, laquelle prenait du poids à mesure que grossissait sa pratique.
– Alcazar vieillit…
– Et nous, Yvain ?… Et nous !… Belpech souhaitait que j’aille jouter à Mazères. J’ai refusé. Non point parce que je pourrais choir au sol mais parce que ces solas me semblent vains. Je ne saurais t’expliquer…
– Je devine.
Il y avait en eux une mystérieuse nécessité qui leur enjoignait la mesure. Ils n’osaient tout se dire. Sans doute certaines images fortes s’imposaient-elles parfois, inattendues voire inadmissibles, à la mémoire de Lemosquet. Plutôt que de les éloigner – s’il en était capable -, il se pouvait qu’il les conservât complaisamment au plus secret de sa personne comme des compagnes accidentelles aussi indispensables à son existence que l’air ou la nourriture. Leur répétition, lâche ou serrée, faisait tendre son esprit vers des scènes qu’il s’était promis d’oublier et que rien ne transmuterait en enluminures. Et cependant, il en avait besoin.
– Tu grossis.
Lemosquet avait désormais une face ronde, un peu rouge, de bon vivant, et le regard un peu perdu. Qu’eût-il pensé, songea Tristan, s’il lui avait fait ses confidences ? S’il lui avait révélé l’ennui qui l’affligeait ?
– Si je grossis, il semble que vous maigrissez.
– Sans doute.
– Mangez-vous à votre faim ?
– Certes !… Quelle question !
– Et le reste ?
Un piège. Il fallait l’éviter, substituer aux images de paix en quelque sorte séparées – lui en son fief et Lemosquet en ville – des souvenirs communs. Or, ces réminiscences excluaient les commentaires.
– Antonia m’a moult bien accueilli.
Petite, brune, enjouée, ses yeux bleu sombre ne révélaient rien d’elle-même. Elle œuvrait pour un désœuvré. Lemosquet si actif, si vaillant à l’ost, se laissait aller.
– Pourquoi soupires-tu, Yvain ?
– Parfois, je pense à nos beaux
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