Les spectres de l'honneur
plaisir avait supplée la volupté.
L’automne vint. Le temps parfois sortit ses griffes. Un des rares matins où le soleil s’obstinait à dominer la froidure – le dernier dimanche de novembre (401) Tristan, qui pansait Alcazar sur le seuil de l’écurie, se complut à observer son épouse, immobile sur le banc de la cour, entre deux chats roux issus des harets de la forêt toute proche et qu’elle avait apprivoisés.
– Holà ! N’as-tu pas froid ?
Elle s’enferma davantage dans sa chaucemante de lin gris doublée de mouton, et bien que la capuce du vêtement le dissimulât en partie, il s’étonna de la pâleur de son visage. Posant le kattah 177 qui avait appartenu à son père et qu’il avait retrouvé sous des détritus, à l’échansonnerie, il fut en hâte auprès de Maguelonne.
Une sueur légère embuait son front et ses joues. Ses lèvres, serrées, tremblaient. Elle n’osait parler de crainte, sans doute, d’être secouée par un vomissement.
– Cette fois… commença-t-elle avec peine.
– Un enfant ?
Elle le lui confirma d’un hochement de tête. Ensuite, sous ses mains, elle dissimula son visage.
– Eh ! là, dit-il, il n’y a aucune honte. Tu n’es coupable de rien, au contraire…
Une naissance enfin ! Ils l’avaient souhaitée. Cependant, sur le coup, il leur sembla qu’ils étaient malheureux.
– Il faut, dit Tristan, prendre bien soin de toi.
Un enfant, c’était la preuve de la continuité de leur amour. C’était aussi, en des temps d’abusions de toutes sortes, un être dont la vie pourrait être menacée.
– Courage, m’amie, dit-il en s’asseyant auprès d’elle.
Ils se considérèrent avec une curiosité, une persévérance presque farouche, n’osant se demander s’ils devaient répandre la nouvelle ou la dissimuler comme une épreuve destinée à revigorer, voire à magnifier une union qui s’étouffait sous un fatras d’habitudes. Avec plus d’appréhension que sa compagne, sans doute, Tristan imagina le corps si beau, proche du sien, déformé par une grossesse dont il craignit les difficultés quotidiennes et l’imprévisible échéance.
– Dieu t’aidera, dit-il sans trop de conviction.
Il saisit les mains de Maguelonne. Elles étaient douces, fraîches, abandonnées. Écartant un peu la capuce fourrée, il baisa la jeune femme sur la joue. Contrairement à l’ordinaire, les chats n’avaient fait que sauter à terre. Ils se rejuchèrent sur le banc et l’un d’eux se frotta contre la hanche de Maguelonne comme s’il en estimait, lui aussi, la douceur.
– Il t’aime, dit Tristan inexprimablement inquiet.
En fait, nous t’aimons tous.
*
L’attente commença, pareille à un long cheminement sans autre inconvénient, pour Tristan, que des refus nocturnes chuchotés. L’existence d’époux lui parut se vider de toute douceur, toute passion, toute espérance de jours et de nuits acceptables. À l’ivresse sacrée des nuitées de naguère, à l’éblouissement des premiers mois de mariage composés d’attirances et de félicités de l’âme et du corps, succéda une bonace entrecoupée d’élans de repentance et de renoncements humiliants. La jouvencelle pusillanime s’esquiva devant la future mère avide d’une trêve, sinon d’une paix dans des corps à corps dont son enfant eût subi les sombres coups Devenant moins pudique lorsqu’elle caressait son ventre, encore plat, Maguelonne devint plus réservée. Fallait-il qu’il en fut for-mené 178 ?
– Bon sang, grommelait-il entre ses dents. Croit-elle vraiment que je vais meshaigner son petit ? Oublie-t-elle qu’il est mien aussi dès maintenant ?
À chaque déception, il ne pouvait s’interdire d’évoquer les émois d’Oriabel, les solas 179 fortement épicés de Mathilde de Montaigny, l’amour chaud-tiède de Luciane, celui, brûlant, de Francisca, celui comme désespéré de Tancrède. Après avoir aimé Maguelonne avec une ferveur qu’il n’eût osé se reprocher, il trouvait des satisfactions dans une élévation qu’elle avait méritée sans jamais avoir fomenté quoi que ce fût pour l’obtenir. L’espèce d’abstinence à laquelle elle le contraignait en arguant de son état lui semblait, son dépit épuisé, une épreuve que d’autres avaient acceptée, subie et subissaient encore – en particulier Paindorge auprès d’Alazaïs. Une fois délivrée de l’enfant, Maguelonne recouvrerait sa passion et les moyens de la lui
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