Les spectres de l'honneur
(404) .
– En somme, on l’a regracié de n’avoir pas défendu Limoges contre le prince de Galles 188 .
– On prête à Bertrand l’intention de se rendre en dévotion en Auvergne.
– Il a donc oublié les saints de sa Bretagne.
– Sans doute. En allant dans son pays, il faudrait qu’il voie Tiphaine. On prétend qu’elle se meurt de langueur en espérant son retour.
– Je me demande ce qu’elle lui a trouvé… son Espagnole aussi… et les autres !
– Les femmes qui couchent avec lui se donnent un frisson de plus en se disant qu’elles forniquent avec Belzébuth !
Ils se turent. Le vent qui soufflait, doux et chaud, semblait leur prodiguer des égards particuliers. Tristan se retourna pour voir Castelreng parmi les arbres dont les ors variaient du plus criard au plus sourd. C’était l’heure où il aimait à contempler sa chevance : pierres et terres sous son regard et comme à sa merci dans la gloire d’un coucher de soleil. Il se sentait hanté d’une joie merveilleuse en se disant qu’il accomplissait chaque jour un devoir d’homme qui valait mieux que celui de chevalier. Et Paindorge partageait cette satisfaction. Il ne se sentait plus sous la dépendance d’un seigneur qui exposerait sa vie avec la sienne, mais dans l’amitié d’un homme qui prenait fréquemment son avis. Tristan se demandait parfois qui, des deux, avait le plus d’ascendant sur l’autre. Restait Maguelonne. Il eût préféré une franche navrure à cette griffure toujours saignante par laquelle s’écoulait ce qui subsistait en lui d’ardeur et de passion. Ne plus la voir, ne plus l’entendre – fût-ce pendant quelques jours -, voilà ce qu’il eût dû souhaiter. C’était au-dessus de ses forces. Peut-être souffrait-elle davantage que lui… Il ne fallait pas qu’ils devinssent toujours des adversaires lorsque leur fils s’imposait comme un sujet de parlerie. Il ne fallait pas que Maguelonne se revanchât au lit d’une discorde feutrée ou non, souvent achevée à son détriment. Il ne fallait pas… Mais que ne fallait-il pas ?
La vie coulait goutte à goutte. Ce fut au tour de Lebaudy et de Sibille d’avoir un fils : Espaing. Maguelonne partagea inégalement son temps entre ses occupations de gentilfame, son fils et son neveu.
« Elle se donne à tout, sauf à moi », se dit Tristan.
Cependant, il s’accoutumait à ce qui pouvait passer pour une exclusion imméritée en se disant de son épouse :
« Elle est trop bonne. »
Les nouvelles parvenaient à Castelreng dans un désordre dû à la façon et aux lieux dans lesquels elles avaient été récoltées. Chandos était mort dans une escarmouche au pont de Lussac 189 ; Arnoul d’Audrehem était mort à Saumur 190 en même temps que Geoffroy de Charny et ces deux anciens porte-oriflamme avaient eu droit à de communes funérailles. Comme il l’avait fait en Espagne, Guesclin, à la tête de ses hommes, bretonnait sans discontinuer. Il avait cependant dû abandonner ses basses actions pour affronter les Goddons à Pont-Valain 191 . Les Anglais étaient commandés par Thomas de Granson. Trois cents hommes avaient été occis dès la première mêlée. Apprenant cette victoire, la reine avait voulu que le connétable devînt le parrain de son second fils : Louis 192 . Paindorge s’était indigné en apprenant cette nouvelle. Tristan ne l’avait point commentée. Pour lui, elle était dans l’ordre des choses, mais il songeait qu’un tel parrainage ne pourrait que nuire à l’enfant.
Il y eut soudain une sorte d’alentissement dans la venue des nouvelles. La première, qui atteignit Castelreng, fut l’annonce de la réconciliation des souverains de France et de Navarre. L’entrevue avait eu lieu à Vernon 193 et l’incorrigible hypocrite avait prêté hommage à Charles-à-la-grosse-main pour les terres qu’il tenait de lui en France. Accompagnant le roi à Paris en mai, il s’était réconcilié avec le duc d’Anjou lequel tenait Montpellier au nom de son frère. Pendant ce temps, Édouard III mariait deux de ses fils, le duc de Lancastre et le comte de Cambridge, aux deux filles de Pierre le Cruel : Costanza et Isabel. Tout ce que Tristan savait, c’était que débiteur du trésor pour d’assez fortes sommes employées à sa rançon, Charles V, parcimonieux, laissait son connétable faire la guerre à ses frais, ce qui lui permettait de « rentrer dans ses avances (405) » Guesclin avait assiégé
Weitere Kostenlose Bücher