Les turbulences d'une grande famille
Paul, de nombreux membres de la « famille sucrière », des journalistes et une multitude de curieux assistaient à l'événement. Bien que tentée par le spectacle, Amicie ne s'était pas dérangée. Elle tenait à marquer ses distances envers ceux qui cédaient inconsidérément à ce genre de folie. Pour elle, ce n'était pas avec un ballon gonflable qu'on gagnait le Ciel. Elle se demandait même si les hommes qui s'aventuraient dans les hauteurs du royaume de Dieu ne commettaient pas un sacrilège, dont ils auraient à répondre au jour du Jugement dernier. L'enthousiasme de ses concitoyens devant ces prétendues prouesses sportives la consternait. Quand elle entendait dire autour d'elle, avec une nuance d'admirationgoguenarde, qu'après avoir assuré leur règne sur la terre les sucres Lebaudy allaient s'offrir la suprématie dans les airs, elle dissimulait son irritation sous un froid sourire de mépris. Sans l'avouer à personne, elle s'attendait à apprendre d'un moment à l'autre que le Seigneur, excédé par ces violations répétées de son domaine, venait d'infliger une punition aux explorateurs de l'espace. Mais il était possible aussi que Dieu fût amusé par ces visites intempestives. Devait-elle le souhaiter puisque Robert était impliqué dans l'aventure ?
Pendant que, réfugiée chez elle, Amicie se posait la question sans pouvoir y répondre, là-bas, devant la galerie des Machines, un de ses neveux embauchait, pour la circonstance, des ouvriers habituellement employés à la démolition des ruines de l'Exposition universelle. Dirigés par lui, ils unirent leurs efforts afin d'abattre des cloisons de planches à l'intérieur de l'édifice, d'aider à l'atterrissage de l'aéronef en s'attelant à ses amarres et de le haler, avec puissance et douceur, sous l'abri du hangar désaffecté. Des acclamations frénétiques saluèrent le pilote Juhmès et son mécanicien quand ils sortirent de la nacelle.La foule stupéfaite les regardait comme les revenants d'un voyage sur la lune. Les frères Pierre et Paul Lebaudy, ainsi que Robert, promoteur de l'expédition, furent également ovationnés pour leur contribution à la victoire de l'aérostation française. Certains disaient que, grâce à eux, l'industrie du raffinage en France venait de conquérir ses lettres de noblesse.
En lisant les journaux le lendemain matin, Amicie fut partagée entre le soulagement et la crispation devant les extravagances de son fils Robert, en qui elle refusait de se reconnaître. Elle espérait qu'après cette exhibition couronnée de succès les aéronautes de la famille consentiraient à redevenir sérieux et à délaisser leur coûteuse chimère. Mais, au lieu de se tenir tranquilles, Robert et ses cousins se piquaient au jeu et décidaient qu'au bout d'une semaine de repos le dirigeable Lebaudy serait extrait de son abri de la galerie des Machines et reprendrait ses vagabondages dans l'atmosphère. Cette fois, l'exploit envisagé par eux était un vol de Paris à Chalais-Meudon, siège de l'aérostation militaire française.
Le 20 octobre 1903, Robert, Paul et PierreLebaudy, réunis sur le Champ-de-Mars, faisaient leurs dernières recommandations au pilote Juhmès et au mécanicien Rey avant de les regarder s'installer, impavides, dans la nacelle. Détaché de ses amarres et tiré par l'équipe des ouvriers du chantier auxquels s'étaient joints une centaine de cavaliers du 2 e cuirassiers, le gigantesque ballon de forme oblongue s'ébranla vers la sortie et fut conduit, à traction d'hommes, sur le Champ-de-Mars, le long de l'avenue La Bourdonnais. A onze heures du matin, le moteur était mis en route. Douze minutes plus tard, Juhmès commandait : « Lâchez tout ! » Libéré de ses entraves, le Lebaudy s'élevait doucement, sans à-coups, et s'avançait vers la Seine, laissant à sa droite la tour Eiffel, indifférente et hiératique. Un immense hourra ! salua cette ascension irréprochable. Mais Robert n'ignorait pas que, malgré les précautions prises, un accident pouvait à tout moment compromettre l'opération. Les nerfs tendus, il suivait à la jumelle la progression du Lebaudy sous la légère couverture de nuages. Après avoir survolé la porte de Saint-Cloud, le dirigeable dut affronter les bourrasques de vent qui s'opposaient à sa marche vers le sud-ouest.Entre-temps, Robert, ses deux cousins, le constructeur Julliot et quelques passionnés de prouesses sportives s'étaient transportés, dans des
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