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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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embarrassante : de deux choses l'une, ou bien les gens les plus sérieux avaient perdu la boussole, ou bien elle était irrémédiablement en retard sur son siècle et en exil dans sa patrie.
    Comme elle ne voulait pas s'avouer vaincue par un progrès qu'elle avait toujours récusé, elle décida, par plaisanterie, d'obéir àla vogue moderne de l'aérostation en qualifiant son appartement de la rue d'Amsterdam de « ballon captif », puisqu'il lui permettait de se détacher du monde. En effet, dans plusieurs quartiers de Paris, le séjour en ballon captif était devenu une attraction de qualité. On allait se distraire en grimpant dans la nacelle du ballon de la porte Maillot ou du ballon de la tour Eiffel. Celui de la porte Maillot avait d'ailleurs été arraché dernièrement par un coup de vent et ses douze occupants avaient failli périr dans la chute. Cette tragique mésaventure n'avait pas entamé le goût de certains citadins pour la situation élevée dans une nacelle. Amicie prétendait partager l'engouement de ces amateurs d'espaces illimités, sans toutefois en accepter les risques. De même que les personnalités les plus raffinées s'installaient avec joie dans l'hatitacle en osier d'un ballon captif, de même, dès qu'elle en avait assez de coudoyer ses contemporains, elle se réfugiait dans son propre « ballon captif », lequel, bien que situé au premier étage d'une rue très passante, était à mille pieds au-dessus de la cohue du vulgaire. Il lui suffisait de passer la porte de son logis parisien pour rompre tout lien avec la terre et seshabitants si peu recommandables. L'altitude, pour elle, n'était pas une question de mètres mais de sentiments. Quand on était, comme elle, en règle avec sa conscience, on n'avait pas besoin d'un ballon captif ou d'un dirigeable pour échapper aux lois de la pesanteur.
    Tandis qu'elle planait ainsi au-dessus de la mêlée, les trois Lebaudy, associés dans la navigation aérienne comme dans la raffinerie, engloutissaient de l'argent pour la construction d'un dirigeable encore plus performant. Les amateurs d'ascension se retrouvaient, le soir, au restaurant Chez Maxim's afin d'y confronter leurs impressions et leurs rêveries. Ils souhaitaient entraîner tout le pays dans le ciel. Sollicité par Robert de se joindre au groupe des promoteurs d'une nouvelle expérience, son frère Jacques s'était dérobé sous des prétextes fallacieux. Pour Robert, qui le connaissait bien, cette réserve ne pouvait être due ni à un accès d'avarice, ni à une crainte soudaine devant les dimensions de l'aventure. De toute évidence, Jacques avait, de son côté, quelque grand projet et il en était à ce point entiché qu'il refusait de courir deux lièvres à la fois.

VIII
    Depuis des semaines, Amicie n'ouvrait plus les journaux qu'avec appréhension. Chaque matin, ou presque, elle y découvrait quelque nouvelle inquiétante de son fils Jacques et des marins français prisonniers au Sahara. Et quand, par hasard, il n'y avait « rien » dans les gazettes, ses informateurs personnels, qui hantaient les antichambres des ministères, s'empressaient de l'avertir des derniers rebondissements de l'affaire Lebaudy. Elle apprit ainsi que M. Cloarec, député du Finistère, était intervenu auprès du gouvernement pour qu'une sanction fût prise à l'égard de Jacques Lebaudy, dont les agissements désordonnés mettaient en péril la vie d'honnêtes serviteurs de la patrie, et pour qu'on expédiât d'urgence sur la côteafricaine un croiseur de la Marine nationale, avec mission de délivrer les captifs et de ramener à la raison le prétendu empereur du Sahara. Peu après, on sut que les ravisseurs avaient cédé leurs otages pour onze cents douros à Sidi Ibrahim, fils du caïd du cap Juby, et que les malheureux avaient été conduits, à marche forcée, au petit fort du cap, tenu par une garnison chérifienne. Le 20 avril 1903, Ludovic Naudeau, envoyé spécial du quotidien Le Journal, révélait qu'il avait rencontré Jacques Lebaudy à Las Palmas et que celui-ci, dont le comportement lui avait paru très « biscornu », avait exigé qu'il l'appelât « Sire » et lui parlât à la troisième personne. Le plus grave, à son avis, était que Sa Majesté, se drapant dans sa dignité impériale, avait refusé de partir avec lui à la recherche des infortunés matelots. Cette réticence hautaine de son fils devant toute proposition d'assistance venant d'en bas, Amicie

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