Les turbulences d'une grande famille
l'avait prévue dès le début, mais elle n'en fut pas moins affligée. Par bonheur, obéissant aux injonctions du ministère de la Marine, le capitaine de vaisseau Jaurès, frère du fameux tribun socialiste et commandant du croiseur Galilée, de l'escadre de la Méditerranée, arrivaiten vue du fort marocain. Lors d'une escale du navire à Magador, le vice-consul de France dans la ville avait confirmé au capitaine Jaurès que les cinq prisonniers étaient bel et bien détenus au cap Juby. Mais le sultan du Maroc avait déjà envoyé un drakkas (courrier spécial) chargé d'ordonner la libération immédiate des marins. Bien sûr, les autorités locales avaient palpé en échange un dédommagement substantiel. Les conditions d'une « remise » amiable étant ainsi réglées, le capitaine Jaurès fit appareiller et, le 25 août, le Galilée mouillait devant le cap Juby. On salua la terre de vingt et un coups de canon. La garnison répondit par une minable pétarade de sept coups très espacés, mais les portes de la citadelle restèrent closes. Pour clarifier la situation, Jaurès rendit visite au commandant de la place. Ce dernier l'informa qu'il n'avait toujours pas reçu l'indispensable drakkas et que, dans cette conjoncture, il lui était impossible de se séparer des captifs. Il lui refusa même de les voir et de leur parler. Tout au plus, sur l'insistance de Jaurès, autorisa-t-il l'interprète Allal Abdi, chancelier au consulat de France à Mogador, à apporter des vivres, des vêtements etquelques lettres personnelles aux marins. Jaurès en profita pour glisser dans le paquet, à leur intention, un message par lequel il leur conseillait de tenter une évasion sous la protection des canons français. En réponse, un billet de Le Picart, transmis par l'aimable Allal Abdi, lui dépeignit les difficultés de la tâche. « Nous ne pouvons sortir de notre tente sans être suivis partout », disait-il. Mais Jaurès réitéra sa suggestion et, pour encourager ses compatriotes, leur fit parvenir des pantalons blancs, facilement repérables à distance, et un résumé des consignes à suivre pour déjouer la surveillance de leurs geôliers. Selon ses directives, ils devraient revêtir les pantalons blancs distinctifs de leur condition et se rendre paisiblement à la plage comme pour se chauffer au soleil et se baigner. A un moment donné, ils verraient un canot se détacher du Galilée et partir, comme la veille, pour une petite pêche au large, vers les récifs. Pendant ce temps, une baleinière se dirigerait vers le fort sous prétexte de s'y ravitailler en poulpes. « Lorsque la baleinière reviendra du fort, tenez-vous prêts, recommandait Jaurès, mais ne bougez pas avant le premier coup de canon. Après m'être assurémoi-même que vous n'êtes suivis par aucun Marocain armé, je ferai ouvrir le feu et hisser, en même temps, le petit pavois [...]. Au premier coup de canon, vous vous rassemblerez sur le rivage, à mi-distance entre la maison du caïd et l'extrémité nord du banc des Roches noires. C'est là que la baleinière viendra vous prendre [...]. Du calme, du sang-froid. A ce soir ! Vous souperez avec nous à bord du Galilée et nous appareillerons vers la France. »
La récupération des otages se déroula parmi des éclatements d'obus, qui soulevaient çà et là des gerbes de sable. Il n'y eut de victimes ni du côté français, ni du côté marocain. Les marins de la baleinière aidèrent les prisonniers qui s'étaient avancés dans l'eau à se hisser sur l'embarcation et les derniers gardes chérifiens détalèrent à toutes jambes.
A Paris, personne n'était encore au courant de ce coup d'audace. Mais les enquêteurs personnels d'Amicie lui rapportaient d'étranges échos venus de l'étranger. Puis la rumeur s'amplifia et quelques journaux s'en emparèrent. Bientôt, Le Figaro révéla que, selon Hidoux, homme de confiance de JacquesLebaudy, Sa Majesté comptait se rendre en Suisse, à Glian-sur-Montreux, pour acheter du matériel agricole et embaucher des fonctionnaires, des enseignants, des cultivateurs afin d'accélérer le développement économique et intellectuel de son empire. De son côté, Le Journal publiait une information d'après laquelle M. Jacques Lebaudy, mécontent des difficultés que certains gouvernements mettaient à reconnaître sa souveraineté, allait porter l'affaire devant « les instances internationales ». « Il veut, écrivait le chroniqueur, avoir recours
Weitere Kostenlose Bücher