Les valets du roi
pas fière de cette lâcheté et, baissant le nez, retourna à son emploi dans la voilure. Elle regarda d’en haut le théâtre du carnage, aperçut Forbin qui, comme à son habitude, réglait tout avec sa gestuelle méridionale, capta même le son de sa voix et sentit une profonde tristesse l’envahir. De là, au milieu des vergues, encerclée par les cris des goélands, elle contempla cette mer qu’elle avait appris à aimer. Il lui faudrait tôt ou tard se battre ou mourir si elle voulait y gagner sa place.
A la prochaine occasion, se promit-elle.
Celle-ci se présenta peu de temps après. Mary continuait d’apprendre le gréement courant. Elle ne cessait de répéter dans sa tête les manœuvres pour orienter vergues et voiles, tel un mainate, afin de ne pas risquer de se tromper. Corneille lui avait assuré qu’elle s’en sortait admirablement bien. Mais entre les balancines, les bras, les drisses, les amures, les écoutes, les cargues et les palans, elle s’embrouillait encore souvent. De plus, elle s’appliquait non seulement à sa tâche qui permettait au navire de prendre, de contourner ou de perdre le vent, mais aussi à comprendre les tactiques militaires de Forbin et de son escadre.
Lorsqu’elle réalisa, ce matin-là, que le navire anglais qu’ils coursaient les mènerait à l’abordage, elle n’attendit pas que Corneille lui intime l’ordre de se cacher. Elle se félicita d’être relevée de son quart et rejoignit le pont central pour se mêler aux matelots qui s’activaient.
Une fois encore La Perle, n’obtenant pas de reddition, se vit contrainte d’attaquer. Couteau entre les dents, en équilibre sur les échelles de corde et les drisses, prompts à sauter, sabre au poing, attentifs aux manœuvres du bâtiment ennemi désorganisé par la peur, les matelots se tenaient prêts à l’inévitable. Les coques entrèrent en collision, ramenées l’une contre l’autre par le mouvement puissant des marins aux cordages. Mary perdit l’équilibre et se retrouva projetée avec violence contre le mât d’artimon, assise bêtement au milieu de la marée humaine qui déferlait en hurlant sur l’embarcation anglaise.
Elle resta là, à quelques pieds de la vision la plus hideuse qu’il lui ait été donné de voir, horrifiée et fascinée tout à la fois. Le ballet macabre prenait tout son champ de vision, dans un bruit assourdissant de cris, de râles et de fer entrechoqué. L’odeur du sang mêlée à celle des embruns lui provoqua une sorte de vertige, étonnamment loin pourtant de celui qui lui avait donné la nausée à sa première traversée.
Soudain, la voix perfide de Levasseur, le second de Forbin, fut dans son oreille, tandis qu’il lui tendait son sabre :
— Grisant, n’est-ce pas ? A moins que tu ne préfères te cacher ?
Mary tourna vers lui un regard effrayé. Ainsi donc, malgré sa prudence, le Cruchot l’avait repérée. Refuser, c’était la punition assurée. Et elle avait promis à Forbin de ne jamais l’embarrasser. Elle n’avait plus le choix. Le sort en était jeté.
Forte de cette évidence, elle s’empara du sabre d’abordage et s’élança en hurlant comme une damnée, imaginant, comme autrefois avec son maître d’armes, Tobias Read au cœur de la mêlée.
Mary n’aurait su dire ce qu’il advint, elle ne se souvint que de cette odeur suave qui pénétrait ses narines, de ces regards surpris de mourir trop tôt au moment où elle prenait une vie pour sauver la sienne. Lorsque son bras retomba, elle était ivre. Dégoulinante de sueur et de pourpre, mêlant ses hourras de victoire à ceux de ses compagnons.
C’est alors qu’elle croisa le regard de Forbin qui investissait d’un pas conquérant la passerelle tendue entre les deux navires. Et la douleur de toutes ces chairs qu’elle avait transpercées fut dans la sienne, tant l’admiration qu’elle put lire dans les yeux de son amant lui fit prendre conscience de l’horreur de son geste. L’envie la prit d’éclater en sanglots, et de demander pardon à toutes ces épouses, toutes ces mères, qu’elle venait de déchirer.
Elle se mit à trembler.
Forbin détourna la tête et s’empressa auprès du capitaine anglais que Levasseur avait capturé. Le second se désintéressa aussitôt de son prisonnier et s’avança vers Mary. Elle lui tendit son sabre pour le lui rendre, mais Levasseur refusa, un franc sourire aux lèvres.
— Garde-le. Il t’appartient désormais. Tu
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