Les voyages interdits
qu’aurait dû l’être la fiancée d’un pareil butor – virent
leurs mains solennellement jointes par le métropolitain qui, après avoir
prononcé à leur intention une nouvelle prière arménienne, les entraîna vers
l’escalier en direction de la chambre nuptiale, escortés de quelques plaisanteries
grivoises et d’encouragements jetés du bout des lèvres par les assistants.
Cette fois, la salle de banquet demeura suffisamment
bruyante – musiciens et danseurs s’en étaient chargés – pour que même mon
oreille attentive ne pût capter le moindre son dénotant une consommation du
mariage. Pourtant, au bout d’un moment, on entendit par-dessus la musique
elle-même un certain nombre de sons lourds et ce qui pouvait s’apparenter à un
hurlement assourdi. Et voici que, soudain, Kagig surgit de nouveau, débraillé,
les vêtements en désordre, comme s’ils avaient été ôtés avant d’être remis
n’importe comment. Il arriva en trépignant rageusement dans les escaliers puis
dans la salle, fonça sur la première carafe de vin qui se trouva à portée de sa
main et, dédaignant l’usage d’un verre, la vida à même le goulot, à la
verticale de son gosier.
Je n’étais pas le seul à l’avoir vu faire son entrée.
Mais je pense que les autres invités, stupéfaits de voir un mari délaisser sa
jeune épouse au cours de leur nuit de noces, firent dans un premier temps mine
de ne pas le remarquer parmi eux. Cependant, il se mit à jurer et à proférer
des insultes si bruyamment – du moins ces mots arméniens me parurent y
ressembler – que nul ne put continuer plus longtemps à feindre d’ignorer sa
présence. Les Circassiens, irrités, se remirent à grogner, et, anxieux,
l’ostikan Hampig cria quelque chose comme :
— Par tous les diables, qu’est-ce qui ne va pas,
Kagig ?
— Ce qui ne va pas ? s’exclama le jeune
homme (on me le traduisit après coup, car il était trop enragé pour parler
autre chose que l’arménien). Il y a que mon épouse s’est révélée être une
traînée, une courtisane, voilà ce qu’il y a !
Plusieurs dénégations et protestations fusèrent, et
les Circassiens laissèrent échapper des cris indignés de l’ordre de
« Menteur ! » et « Comment osez-vous ? ».
— Ah ! parce que vous pensiez que j’allais
me taire ? vitupérait Kagig, me dit-on par la suite. Elle a pleuré durant
toute la cérémonie derrière son voile, parce qu’elle savait que j’allais
bientôt tout découvrir ! Elle pleurait toujours quand nous sommes entrés
dans la chambre, car le moment de la révélation était imminent ! Elle
continuait de pleurer pendant que nous nous dévêtions, sûre désormais que sa
perfidie allait éclater au grand jour ! Elle a pleuré encore plus fort
quand je l’ai embrassée. Et, au moment crucial, elle n’a pas poussé le cri
qu’elle aurait dû pousser ! J’ai donc procédé à des investigations
plus précises et n’ai senti aucune marque de virginité en elle, je n’ai vu
aucune trace de sang sur le lit, et...
L’un des hommes de la famille proche de Seosseres
l’interrompit en criant :
— Nom de Dieu, chien de bâtard d’Arménien, mais tu
ne te souviens même plus ?
— Je me souviens qu’on m’avait promis une
vierge ! Et vos pleurs ou vos cris ne changeront rien au fait qu’elle a
été possédée par un autre homme avant moi !
— Espèce d’exécrable diffamateur ! Moins que
rien ! hurlèrent les Circassiens, écumants de rage. Notre sœur Seosseres
n’a jamais approché un homme !
Ils voulaient tous sauter à la gorge de Kagig, mais
d’autres invités les retenaient à grand-peine.
— Alors, elle s’est déflorée seule avec un
godemiché ! tonna sauvagement Kagig. Avec un piquet de tente ou un
concombre, ou l’une de ces sculptures haramlik ! C’est bien la
seule chose dont elle pourra user, désormais !
— Vile pourriture ! Taré ! éructaient
les Circassiens, luttant contre ceux qui s’efforçaient de les maintenir à
distance. As-tu fait du mal à notre sœur ?
— J’aurais dû ! fulmina-t-il. C’est
ça ! J’aurais dû lui couper la langue, sa langue de vipère, et la lui
fourrer entre les jambes. J’aurais dû faire bouillir de l’huile et la lui
renverser dans l’orifice profané. J’aurais dû la clouer vive sur les portes du
palais.
À ces mots, certains de ses proches l’attrapèrent et,
le secouant comme un prunier, lui demandèrent
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