Les voyages interdits
à Venise par le premier
bateau s’il advient qu’un nouveau doge a pris la succession de Tiepolo.
Je pense que nous fumes bien les seuls, cette nuit-là,
au palais de Hampig, à essayer de dormir. Notre sommeil fut assez perturbé, car
tout le bâtiment ne cessa de résonner de lourds bruits de pas et de cris
irrités. Tous les Circassiens invités avaient revêtu des habits de la couleur
bleu ciel qui correspond chez eux à l’affliction du deuil, mais assurément,
loin de toute tristesse passive, ils avaient décidé de tempêter bruyamment un
peu partout dans le bâtiment, menaçant de tirer une lourde vengeance de la
mutilation de leur petite Seosseres. Les Arméniens avaient fort à faire pour
tenter de les calmer, au besoin en criant encore plus fort. Le désordre était
loin d’être apaisé lorsque nous nous glissâmes hors de l’écurie du palais, dans
la clarté naissante du petit jour. J’ignore ce qu’il advint de ces gens que
nous laissâmes derrière nous, si ces deux lâches de frères arrivèrent à bon
port à Chypre et si les misérables Bragatunian furent victimes de la juste
vengeance des compatriotes de la princesse. Je n’ai plus jamais eu de leurs
nouvelles et, ce jour-là, à la vérité, je ne me souciais déjà plus tellement
d’eux, mon principal souci étant de me maintenir en selle.
De toute ma vie, je n’avais jamais été convoyé qu’en
bateau. Aussi mon père se chargea-t-il de brider ma jument et de la seller pour
moi, avant de me montrer comment il fallait s’y prendre, car, disait-il, ce
serait à moi seul de le faire dorénavant. Ensuite il m’enseigna la façon de
monter en selle, et le bon côté de l’animal pour le faire. Je pris exemple et
l’imitai. Je glissai mon pied gauche dans l’étrier, lançai vivement ma jambe
droite en l’air, retombai brutalement sur la dure selle et émis une longue
plainte de douleur. Chacun de nous portait, suivant les recommandations de
l’ostikan, l’une des petites poches de musc fixée à notre entrejambe. C’est là-dessus que j’étais retombé, et, durant plusieurs minutes, je me demandai si je
n’avais pas perdu, pour le coup, l’usage de mes propres bourses.
Mon père et mon oncle se retournèrent prestement, les
épaules secouées de rire, pour préparer leurs propres montures. Je me rétablis
lentement et replaçai le sachet de musc de façon à mieux préserver mes parties
vitales. Prenant soudain conscience que c’était la première fois que j’étais
perché sur le dos d’un animal, j’aurais apprécié qu’il fût moins haut, un âne,
par exemple, car il me semblait que je vacillais dangereusement, si loin du
sol. Mais je parvins à me maintenir en selle tandis que mon père et mon oncle
montaient à leur tour, prenant chacun en remorque au bout d’une corde l’un des
deux chevaux surnuméraires sur lesquels nous avions entassé tous nos bagages et
notre attirail de voyage. Nous traversâmes la cour en direction de la rivière
aux rayons du soleil levant.
Une fois parvenus sur la rive, nous nous dirigeâmes
vers l’amont du cours d’eau, une crevasse entre les collines d’où il provenait,
à l’intérieur des terres. Nous ne tardâmes pas à laisser derrière nous la cité
troublée de Suvediye ainsi que les vestiges d’autres plus anciennes pour
pénétrer dans la vallée de l’Oronte. Par cette belle et chaude matinée, une
luxuriante végétation s’offrait à nos regards, composée de verdoyants vergers
et de champs ouverts dont les épis dorés d’orge de printemps, arrivés à
maturité, n’attendaient plus que d’être récoltés. Bien qu’il fût encore très
tôt dans la journée, les femmes étaient déjà occupées à couper le grain. Nous
n’en apercevions que quelques-unes penchées sur leurs couteaux, mais, au bruit
produit en sectionnant les tiges, nous savions qu’elles étaient une multitude à
travailler ainsi. En Arménie, ce sont les femmes et elles seules qui procèdent
à la récolte. Les tiges de l’orge étant rudes, résistantes et coupantes pour
les mains, elles se protègent en enfilant leurs doigts dans des tubes de bois, si
bien qu’au vu du nombre impressionnant de mains qui travaillaient de concert,
la vallée était emplie d’un cliquetis envahissant semblable aux craquements
d’un incendie qui se propage à travers champs.
Au-delà des terres cultivées, la vallée conservait son
aspect verdoyant et coloré, et semblait pleine de vie. On y
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