Les voyages interdits
souillé. » Nous refusons de vous accompagner plus avant.
— Vous ne vous attendiez tout de même pas à une
calme et paisible mission ? objecta mon père. Comme dit le vieil adage, on
ne monte pas jusqu’au ciel sur un coussin.
— Un coussin ? Qu’ils se le fourrent au
cul ! tonna mon oncle, conférant ainsi à cet objet un usage pour le moins
curieux. N’avons-nous pas payé en monnaie sonnante et trébuchante deux montures
spécialement pour ces femmelettes !
— Employer à notre égard des épithètes
malsonnantes ne nous persuadera pas de rester, répliqua frère Nicolas avec
hauteur. Comme l’a fait avant nous l’apôtre Paul, nous fuyons tout langage
impie et toute vaine jacasserie. Le bateau qui nous a menés ici est sur le
point de voguer vers Chypre, et nous serons à son bord.
Mon oncle était sur le point d’exploser et l’aurait
probablement fait, usant sans doute de mots plus crus qu’ils n’en entendraient
jamais au cours de tout leur sacerdoce, si mon père ne l’avait réduit d’un
geste au silence avant de prononcer ces paroles cinglantes :
— Nous souhaitions présenter au khan Kubilaï des
émissaires de l’Eglise afin de lui prouver la valeur et la supériorité du
christianisme sur les autres religions. Ces brebis habillées en prêtres ne
seraient certainement pas les meilleurs exemples à lui offrir. Allez votre
chemin, mes frères, et que Dieu vous accompagne.
— Et Dieu et vous, décampez vite fait gronda
mon oncle en montrant les dents.
Dès qu’ils eurent rassemblé leurs effets et quitté les
chambres, il grommela :
— Ces deux-là n’ont rejoint l’expédition que pour
s’éloigner des maudites femmes d’Acre. Ils sont trop heureux, à présent, de se
saisir du prétexte de cet horrible incident pour se séparer de nous. On nous
avait demandé une centaine de prêtres, nous n’avions que deux poules mouillées
sans la moindre tripe au ventre. Et voilà que nous ne les avons même
plus !
— Dame, il est moins douloureux de perdre ces
deux hommes que d’en avoir perdu cent, déclara mon père, philosophe. Comme dit
le proverbe, mieux vaut tomber de la fenêtre que du toit.
— Je peux fort bien me passer de ces deux olibrius,
poursuivit oncle Matteo. Mais que fait-on, à présent ? Faut-il que nous y
allions seuls ? Sans aucun ecclésiastique pour le khan ?
— Nous lui avons promis que nous reviendrions,
trancha mon père. Et cela fait déjà longtemps que nous sommes partis. Si nous
ne revenons pas, le khan perdra définitivement foi dans la parole de tout
Occidental. Il pourrait, en guise de représailles, bloquer tout commerce avec
des marchands venus de l’ouest, nous compris, et nous sommes des marchands
avant toute chose. Nous n’avons certes aucun prêtre avec nous, mais sommes en
possession, grâce à notre safran et au musc de Hampig, d’un capital confortable
qu’il nous sera aisé de faire fructifier en cours de route jusqu’à former une
assez estimable fortune. C’est pourquoi j’affirme que, oui, il nous faut
continuer notre route. Nous expliquerons tout simplement à Kubilaï que notre
Église est plongée dans la confusion à cause de cet interrègne pontifical.
C’est bien le cas, ce me semble.
— Je t’approuve, acquiesça oncle Matteo. Allons-y.
Mais que faire de cette jeune pousse ?
Ils me regardèrent tous deux.
— Il est encore trop tôt pour qu’il rentre à
Venise, commença mon père, songeur. Et ce bateau anglais va faire route vers l’Angleterre.
Mais il pourrait embarquer, une fois à Chypre, sur un vaisseau à destination de
Constantinople...
J’intervins pour dire très vite :
— Pas question pour moi de voguer, même si ce
n’est que jusqu’à Chypre, en compagnie de ces deux poltrons de dominicains. Je
pourrais être tenté de m’en prendre à eux. Ce serait un sacrilège et pourrait
mettre en péril mon espoir d’aller au paradis.
Oncle Matteo éclata de rire et fit remarquer :
— Mais si nous le laissons ici et que les
Circassiens déclenchent soudain une sanglante revanche contre les Arméniens,
Marco pourrait se retrouver au paradis plus vite que prévu.
Mon père soupira et, s’adressant à moi :
— Tu nous suivras donc jusqu’à Bagdad. Là, nous
tâcherons de te trouver une caravane marchande qui se dirige vers l’ouest via Constantinople. Tu iras y rendre visite à ton oncle Marco. Tu auras alors
le choix de nous attendre auprès de lui ou de rentrer
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