Les voyages interdits
distinguait de
vastes margousiers vert foncé et largement épanouis, à l’ombrage profond, ainsi
que de généreux jujubiers épineux aux feuilles argentées, ou zizafun, dont
le fruit doré en forme de prune, la jujube, est apprécié du voyageur, qu’il
soit frais ou séché. Des troupeaux de chèvres mastiquaient les plants vert vif
du « chardon tigré », et sur les toits des cabanes en boue séchée des
bergers étaient perchés de frustes nids de cigogne. On pouvait également
observer d’autres oiseaux, tels les pigeons qui vaguaient en groupes plus
importants que ceux de Venise, ou des aigles dorés. Ceux-ci planaient la
majeure partie du temps en haut vol, afin de limiter ces instants de
vulnérabilité durant lesquels, momentanément gauches et maladroits, ils fondent
sur leurs proies pour une brève lutte effrénée, avant de pouvoir regagner, à
force d’épuisants battements d’ailes, leurs lointaines hauteurs.
En Orient, un voyage par voie de terre est qualifié du
mot farsi de karwan, qui a donné « caravane ». La piste sur
laquelle nous cheminions était l’une des principales routes caravanières
est-ouest, aussi était-elle jalonnée tous les six farsakh, soit tous les
vingt-quatre kilomètres environ, d’une auberge d’étape appelée caravansérail.
Bien que notre marche fût tranquille – nous ne cherchions pas à forcer nos
chevaux –, nous pouvions toujours compter, le soir venant, sur l’une de ces
auberges en suivant les berges de l’Oronte.
J’avoue ne pas avoir gardé un souvenir bien précis du
premier caravansérail que nous visitâmes, pour la bonne raison que j’étais
surtout préoccupé ce soir-là par mes petits bobos. Tout au long de ce premier
jour sur la piste, nous n’avions jamais poussé nos montures plus vite qu’un
simple pas de promenade, et j’avais donc eu l’agréable impression d’une
traversée facile. À plusieurs reprises, j’avais eu l’occasion de descendre de
cheval puis de remonter en selle sans en ressentir le moindre désagrément. Pourtant,
arrivé au caravansérail, lorsque je quittai ma monture pour me préparer à
passer la nuit, je me découvris perclus de courbatures. Mon dos était aussi
douloureux que si j’avais reçu une volée de coups, l’intérieur de mes jambes
était échauffé comme à vif, et les muscles de mes cuisses étaient si étirés, si
sensibles que j’eus le sentiment d’être désormais condamné à marcher pour
l’éternité les jambes arquées. Heureusement pour moi, cette sensation
lancinante alla en décroissant, et, au bout de quelques jours, j’étais en
mesure de monter à cheval en restant au pas et en passant par intervalles au
petit ou au grand galop – voire au trot, de loin l’allure la plus rude pour le
cavalier –, et ce toute la journée lorsque c’était nécessaire, sans en ressentir
les pénibles effets. C’était au demeurant un progrès fort appréciable, si ce
n’est qu’en me délivrant de mes préoccupations physiques personnelles il me
permit de mieux ressentir tous les désagréments de ces étapes nocturnes passées
au caravansérail.
Ces bâtiments combinent la fonctionnalité d’une
auberge ouverte aux voyageurs et d’une immense écurie pour les bêtes qui les
accompagnent, si ce n’est qu’en termes de confort et de salubrité les
différences entre ces installations sont fort minimes. Cela provenait
certainement du fait que ces établissements étaient conçus pour pouvoir
accueillir au pied levé jusqu’à cent fois plus de gens et d’animaux que n’en
comptait notre petite troupe. En effet, à plusieurs reprises, nous partageâmes
un caravansérail avec une foule de marchands, arabes ou persans, qui
voyageaient avec d’innombrables chevaux, mules, ânes, chameaux et autres
dromadaires, tous assez lourdement chargés et du même coup affamés, assoiffés
et exténués. Il n’en reste pas moins que j’aurais presque préféré manger le
fourrage sec réservé à nos bêtes plutôt que de goûter aux plats que l’on posait
devant nous, et dormir dans la paille de l’écurie plutôt que sur l’un des
appareils en corde tressée que l’on nous proposait en guise de lit.
Les deux ou trois premiers établissements de ce type
où nous fîmes halte étaient annoncés d’un panneau proclamant
« Etablissement chrétien ». Ils étaient tenus par des moines
arméniens et se distinguaient surtout par leur crasse et leur puanteur. En
revanche, les repas
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