Les voyages interdits
représente pour une terre une fonction très
honorable, il constitue en revanche, pour le voyageur qui la traverse, un
spectacle d’une banalité lassante. On en vient à se réjouir de voir poindre un
bouquet d’oliviers ou de palmiers dattiers, et tout arbre isolé s’aperçoit de
fort loin avant qu’on l’ait atteint.
Sur cette morne étendue souffle constamment un vent
d’est qui draine la fine poussière des vastes déserts situés plus loin dans
cette direction. Implacable et envahissante, cette poussière venait s’accumuler
sur les seuls obstacles verticaux présents sur la plaine : les arbres
et... nous ! Nos chevaux baissaient le museau, retournaient leurs
oreilles, fermaient les yeux et gardaient leur direction tout en allant l’amble
de façon à ne présenter au vent que l’épaule gauche. Quant à nous autres
cavaliers, nous avions beau avoir ajusté nos abas au plus près du corps et
rabattu nos keffiehs sur notre visage, nos paupières se couvraient de grumeaux
grisâtres et la peau nous démangeait, car partout la poussière se glissait,
allant même jusqu’à nous boucher les narines et à s’incruster entre nos dents.
Je compris alors pourquoi mon père, mon oncle et de nombreux voyageurs se
laissaient pousser la barbe : se raser chaque jour dans de telles
conditions devenait vite une corvée. La mienne n’était pas encore suffisante,
hélas, pour croître harmonieusement. Aussi essayai-je le baume dépilatoire
d’oncle Matteo. Celui-ci ayant fait la preuve de son efficacité, je gardai
l’habitude de le préférer au rasage.
Mon souvenir le plus marquant de la traversée de cet
Eden poussiéreux fut la vision d’un pigeon qui plongea un jour sur un arbre.
Lorsque l’oiseau toucha la branche, il provoqua instantanément un fin nuage de
poussière, comme s’il s’était écrasé dans un tonneau de farine.
Deux autres constatations devaient s’imposer à moi, au
cours de cette chevauchée le long de l’Euphrate.
La première est que le monde est vaste. Cette
observation peut sembler manquer d’originalité, mais c’est seulement alors que
l’évidence de cette révélation affleura à mon esprit et commença à prendre
corps. J’avais jusqu’à présent vécu dans la petite cité de Venise qui, au cours
de toute son histoire, ne s’était jamais étendue au-delà de ses murs maritimes
et ne le pourrait jamais, ce qui nous donnait, à nous autres Vénitiens, le
sentiment d’être protégés dans un doux cocon. Bien que Venise se dresse face à
l’Adriatique, l’horizon maritime ne nous semble pas si lointain. Même à bord
d’un bateau, j’avais pu voir cet horizon demeurer fixe de tous côtés et n’avais
jamais eu l’impression de pouvoir l’approcher ni m’en éloigner. Le voyage
terrestre procure des sensations bien différentes. Le contour de l’horizon ne
cesse de changer, on est constamment en mouvement vers un point ou un autre du
paysage. Rien qu’au cours des premières semaines de notre périple, nous avions
approché, atteint, traversé puis dépassé nombre de villes et de villages, des
paysages fort contrastés et différentes rivières, avec toujours le même
constat : rien ne s’arrêtait là, d’autres pays, d’autres cités, d’autres
cours d’eau nous attendaient plus loin... Le monde terrestre donne une impression visuelle d’immensité que ne peut procurer la vacuité de l’océan. Vaste,
il a mille visages et recèle l’éternelle promesse d’autres étendues, d’autres
différences encore à venir. Le voyageur terrestre connaît la même sensation que
l’homme complètement nu : un ineffable sentiment de liberté sans entrave
et, en même temps, la conscience de sa propre vulnérabilité, l’absence de toute
protection face au monde qui l’entoure et l’impression d’une petitesse infinie.
La seconde chose que j’aimerais affirmer ici, c’est
que la carte ment. Même les meilleures, telles celles contenues dans le Kitab d’Al-Idrîsî, sont trompeuses et ne peuvent que l’être. Cela vient du fait
que tout ce que montre une carte semble être mesurable à une échelle unique, or
ce n’est qu’illusion. Supposez, par exemple, que votre voyage vous oblige à
franchir une montagne. La carte vous indiquera évidemment l’existence de
celle-ci face à vous et vous donnera une idée plus ou moins détaillée de sa
hauteur, de sa profondeur et de son étendue. Mais jamais elle ne vous précisera
les conditions
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