Les voyages interdits
météorologiques et l’état du terrain le jour de votre arrivée,
pas plus que la forme physique qui sera la vôtre à ce moment. Une montagne sera
aisée à gravir lors d’une belle journée d’été pour un jeune homme en pleine
santé, mais constituera une barrière presque insurmontable, durant le gel de
l’hiver, pour un homme affaibli par l’âge, la maladie ou la fatigue des
pérégrinations. À cause, précisément, du caractère éminemment trompeur de ces
représentations, un voyageur pourra mettre plus longtemps à parcourir
l’épaisseur d’un pouce de territoire sur la carte qu’une distance équivalant à
plusieurs fois la longueur de la main.
Bien sûr, nous n’eûmes pas ce genre de difficulté au
cours de notre voyage vers Bagdad, n’ayant qu’à suivre le cours de l’Euphrate
sur une plate étendue herbeuse. Nous sortîmes par intervalles le Kitab, mais
c’était seulement pour confronter ses cartes avec la réalité que nous
découvrions – et celles-ci s’avérèrent d’une incontestable exactitude. Parfois,
mon père ou mon oncle y ajoutaient des repères indiquant des points
particuliers utiles qui ne s’y trouvaient pas mentionnés : méandres de
rivière, îlots sur son cours et autres détails observés. Certains soirs, bien
que ce ne fut alors plus nécessaire, j’utilisais le kamàl que nous
avions acheté. Après l’avoir étendu à la distance du nœud confectionné à
Suvediye en direction de l’étoile Polaire et avoir calé le bas du cadre sur
l’horizon rectiligne, je constatais chaque fois l’abaissement de l’étoile sous
le niveau supérieur du cadre. Cela indiquait ce que nous savions : nous
dérivions au sud par rapport à notre marche vers l’est.
Partout, dans cette région, nous avons franchi les frontières
invisibles de nombreuses nations que nous n’avons pu apprendre à connaître, si
ce n’est par leur nom. C’est la règle dans les terres du Levant : les
régions les plus importantes sont identifiées, comme l’Arménie, la principauté
d’Antioche, la Terre sainte..., mais, dans ces terres, les locaux reconnaissent
d’innombrables subdivisions plus réduites auxquelles ils donnent des noms et
qu’ils appellent nations, conférant à leurs dérisoires monarques les titres les
plus ronflants. Pendant les cours de théologie biblique que j’avais suivis dans
ma jeunesse, j’avais entendu mentionner ces royaumes du Levant comme ceux de
Samarie, de Tyr ou d’Israël. Je m’étais naïvement figuré des terres immenses
commandées par des rois prestigieux tels Ahab, Hicham ou Saùl dominant de
vastes populations. Voici que j’apprenais, de la bouche des habitants
rencontrés, que nous traversions des nations autoproclamées telles que le
Nabaj, le Bishri ou le Khubbaz, dirigées par différents rois, sultans, atabegs
ou cheikhs.
Ces « nations », qui pouvaient être
parcourues en une ou deux journées de cheval, étaient piteuses, sans limites
bien définies, misérables et hantées d’armées de mendiants. Lorsqu’il arrivait
qu’on en rencontrât le « roi », c’était tout au plus le doyen d’une tribu
bédouine de gardiens de chèvres. Pas un de ces fragments de royaumes imbriqués
les uns dans les autres n’atteignait la taille de la république de Venise,
laquelle ne s’étend pourtant, malgré sa prospérité et son importance, que sur
une poignée d’îles et une portion de la côte Adriatique. Je me rendis
progressivement compte que tous ces rois bibliques (même les plus grands, tels
David et Salomon) avaient eux aussi régné sur des domaines qu’on aurait tout
juste qualifiés, en Occident, de comtés, de cantons ou même de simples
paroisses. Les grandes migrations citées dans la Bible n’avaient sûrement été
que les négligeables errances des tribus chevrières rencontrées sur place. Les
prétendues guerres colossales qu’elle relate n’avaient dû se résumer, en réalité,
qu’à d’insignifiantes escarmouches entre de maigres armées, afin de régler les
dérisoires querelles de roitelets mineurs. J’en fus conduit à me demander
pourquoi Notre-Seigneur avait pris la peine, aux temps anciens, d’envoyer la
foudre, les tempêtes, des prophètes et des plaies pour influencer la destinée
de nations aussi insignifiantes.
19
Deux nuits, en traversant ce pays, nous décidâmes de
nous priver des commodités du caravansérail le plus proche pour camper seuls à
la belle étoile. C’était
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