Les voyages interdits
un bâton de jujubier et que le délicat fumet de la cuisson eut
commencé à s’élever dans les airs, nous fumes aussi saisis que le lièvre
l’avait été dans l’herbe.
Du ciel nocturne qui nous environnait surgit soudain
un lourd et chuintant frou-frou. Avant que nous ayons eu le temps de lever la
tête, une sombre masse brune s’abattit en position arquée sur les flammes du
foyer, les couvrant un instant, puis s’arracha aussitôt vers le ciel, avalée
par l’obscurité. Au même instant, le feu fusa en tous sens, éparpillant
braises, cendres et étincelles, et notre lièvre fut emporté avec sa broche,
tandis qu’un strident hurlement de triomphe perçait le ciel : kya !
— Malevolenza ! rugit mon oncle, brandissant au-dessus des restes du
foyer une longue plume. Salopard d’aigle chapardeur ! Cinq cent mille
diables !
Ce soir-là, nous dûmes nous contenter de la dure
viande de porc séchée que nous avions sortie de nos sacs.
Le même incident ne fut pas loin de se reproduire lors
de notre second campement. Cette fois, nous avions acheté à une troupe de
bédouins arabes un cuissot de chamelon fraîchement abattu. Quand nous
commençâmes à le faire griller, les aigles, toujours à l’affût, le repérèrent,
et l’un d’eux fondit sur la viande. Cette fois, au premier son de plumes qui
froissa l’air au-dessus de nous, mon oncle effectua un plongeon spectaculaire
au-dessus du foyer pour protéger le quartier de venaison en train de cuire.
Cela sauva notre repas mais faillit nous coûter l’oncle Matteo.
L’envergure d’un aigle excède celle d’un homme, et son
poids est équivalent à celui d’un gros chien adulte. Aussi, lorsqu’il attaque
sa proie – quand il plonge, comme disent les fauconniers –, il constitue
un redoutable projectile. C’est ainsi qu’il heurta mon oncle à l’arrière du
crâne, heureusement des ailes et non des ergots, mais le coup fut assez violent
pour l’envoyer s’étaler dans le feu. Mon père et moi l’agrippâmes et le tirâmes
aussitôt en arrière, évacuant par des tapes précipitées les braises fumantes
qui commençaient à consumer son aba. Il secoua une ou deux fois la tête, sonné,
avant de recouvrer ses sens. Après quoi il se mit à jurer copieusement, jusqu’à
ce qu’il s’arrêtât, saisi d’une irrépressible quinte de toux. Pendant ce temps,
j’agitais ostensiblement au-dessus de la viande crépitante une lourde branche
afin de maintenir les aigles à distance, ce qui nous permit de la cuire à point
et de la déguster. Mais nous convînmes que, tant que nous serions dans cette
zone, il faudrait passer outre notre répulsion et nous soumettre au confort
sommaire des prochains caravansérails qui s’offriraient.
— Vous avez été fort sages d’agir ainsi, déclara
notre tenancier, la nuit suivante, alors que nous avalions un énième repas de
mouton et de riz.
Nous étions ce soir-là ses seuls clients, aussi
conversait-il avec nous en balayant sur le pas de sa porte la poussière
accumulée durant la journée. Il se nommait Hassan Badr ad-Din, ce qui ne lui
seyait guère, ce nom signifiant « Beauté de la lune vertueuse ». Il
était noueux et desséché comme un vieil olivier. Il avait la face aussi tannée
et ridée que le cuir d’un tablier de cordonnier, et un fin halo de barbe
flottait en vaguelettes sur son visage, comme s’il ne réussissait pas vraiment
à s’y fixer.
— Il n’est pas bon de dormir à la belle étoile,
sans protection, sur les terres des Mulahidat, j’ai nommé les Égarés.
— Qu’entendez-vous donc, par ce mot d’égarés ?
m’enquis-je, léchant un sharbat si amer qu’il devait avoir été fait à
partir de fruits verts.
Beauté de la lune vertueuse était à présent entré dans
la pièce, jetant au sol des giclées d’eau afin d’y fixer la poussière
résiduelle.
— Vous avez sans doute entendu parler de ceux que
l’on nomme les haschischin. Ces assassins, vous savez, qui tuent sur
l’ordre du Vieux de la Montagne...
— Quelle montagne, d’abord ? grogna mon
oncle. Cette contrée est plus plate qu’une mer d’huile.
— On l’a toujours appelé ainsi, le cheikh
ul-Jibal, bien que personne ne sache au juste où il demeure. Nul ne sait si son
palais est situé sur une montagne ou pas.
— Il n’est plus en vie, précisa calmement mon
père. Ce vieillard malfaisant a été tué par l’ilkhan Hulagu, lors du dernier
passage des Mongols il y
Weitere Kostenlose Bücher