Les voyages interdits
culpabilité. Non, plus prosaïquement, mon envie légitime se
résumait surtout à vouloir prendre mon plaisir dans la princesse Phalène, qui
était en effet celle à qui je faisais l’amour, plutôt que dans l’intimité de la
mal aimée et, il est vrai, difficilement aimable princesse Shams. Toutefois,
dès que Phalène m’eut signifié son strict refus de m’autoriser la moindre
tentative de ce genre, j’eus la sagesse de ne pas insister. Il eût été
particulièrement stupide de risquer de compromettre une situation déjà très
agréable par le seul désir d’en atteindre une autre encore plus délectable. Je
décidai donc de m’inventer une histoire toute personnelle, un peu comme celles
que racontait l’intarissable shahryar Zahd.
Dans mon rêve, loin d’être la plus hideuse personne de
Perse, Lumière du Soleil était au contraire devenue la plus merveilleusement
belle. J’en fis une telle splendeur qu’Allah, dans sa grande intelligence,
avait dû décréter : « Il est inconcevable que cette divine beauté et
cet amour béni qu’est la princesse Shams limite ses faveurs à un seul
homme. » C’était en fait cela la raison pour laquelle Shams n’était
pas mariée et ne le serait jamais. Par obéissance à Allah tout-puissant, elle
se trouvait contrainte de dispenser ses faveurs à tous les prétendants dignes
d’elle, dont j’étais l’un des plus sérieux représentants. Au début, je
n’utilisai ce subterfuge que lorsque c’était nécessaire. Durant la majeure
partie de mes nuits de zina, le charme suffocant et la lascive proximité
de la princesse Phalène suffisaient amplement à exciter et à soutenir mes
ardeurs. Mais quand venait le moment où mon plaisir, si longtemps contenu, ne
demandait qu’à exploser et que je ne pouvais plus le retenir, j’avais alors
recours à mon fantasme d’une Lumière du Soleil à la fois alternative et
sublime, faisant d’elle le réceptacle de l’éclosion torrentielle de ma
jouissance, de mon amour.
Je l’ai dit, cela me suffit parfaitement durant un
certain temps. Mais, à la longue, je devins peu à peu la proie d’une douce
démence. Je commençai à m’imaginer que mon histoire avait peut-être quelque
chose de vrai. L’esprit de plus en plus confus, je commençai à suspecter
derrière tout cela un lourd secret que, par le jeu subtil de mon intelligence,
j’aurais été le premier à percer. Cela prit de telles proportions que je me
surpris bientôt à demander à Phalène, à plusieurs reprises, si je ne pourrais
pas apercevoir sa sœur. Phalène sembla assez contrariée et troublée par ces
requêtes, surtout lorsque je me mis à mentionner le nom de Shams en présence de
ses parents et de sa grand-mère.
— J’ai eu l’honneur de faire connaissance avec la
quasi-totalité de votre royale famille, Votre Majesté, déclarai-je un jour au
shah Zaman, à moins que ce ne fut à la shahryar Zahd, avant d’ajouter de façon
négligente : Sauf peut-être avec la princesse Shams.
— Shams ? m’avait-il (ou elle) alors répondu
évasivement et avec une soudaine circonspection, tandis que Phalène se mettait
à discourir de la façon la plus volubile pour détourner leur attention, tout en
me décochant un rude et douloureux coup de coude...
Dieu seul sait où cette folie m’eût finalement mené –
peut-être jusqu’à la maison des hallucinés – si mon père et mon oncle n’avaient
fini par revenir à Bagdad, me contraignant à des adieux définitifs à mes trois
partenaires de zina : Phalène, Shams et ma Shams fantasmée.
25
Mon père et mon oncle rentrèrent ensemble, s’étant
retrouvés quelque part sur les routes situées au nord du golfe Persique. Dès
qu’ils posèrent les yeux sur moi, avant même que nous eussions échangé le
bonjour, mon oncle rugit jovialement :
— Eh bien, Marco ! Pour une surprise...
Toujours vivant, debout sur tes deux pieds et libre ! Mais comment est-ce
possible, fieffé chenapan, tu n’as donc pas eu d’ennuis, cette fois ?
— Pas encore, me semble-t-il, répliquai-je, et je
fis en sorte de pérenniser la situation en allant voir la princesse Phalène
pour lui signifier la fin de nos turpitudes.
— Tu comprends, je ne saurais revenir te voir la
nuit sans éveiller les soupçons.
— Dommage..., déplora-t-elle. Ma sœur était loin
d’être lassée de ces zina endiablées avec toi !
— Moi non plus, chère shahzrad Magas Mirza. Mais
je dois
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