Les voyages interdits
secoué, dit
Margarita, s’épongeant les cuisses à l’aide de l’une de ses nippes.
Elle laissa retomber le linge souillé sur sa couche,
se dirigea du côté opposé de la cale, s’accroupit et se mit à uriner
copieusement. J’attendis, pensant qu’il était peut-être séant que l’un de nous deux
ajoutât quelque chose. Mais je décidai assez vite que son soulagement matinal
était intarissable et rampai hors de la barge par le chemin que j’avais
emprunté pour venir.
— Sana capàna ! cria Ubaldo, comme je venais de me joindre à leur
petite bande. Alors, comment c’était ?
Je le gratifiai du sourire las d’un mondain blasé.
Tous les garçons émirent des gloussements, des huées, des cris de joie
malicieux et pleins de bonne humeur, et Daniele conclut, triomphant :
— Ma sœur est bonne, c’est vrai, mais ma mère est
encore meilleure !
Doris n’était pas dans les environs, et j’en fus
soulagé, car je n’aurais pas aimé croiser son regard. J’avais accompli mon
premier voyage de découverte (une brève incursion dans l’âge d’homme) mais je
me sentais peu enclin à m’enorgueillir de cette prouesse. Je me sentais sale,
certain, de plus, d’empester la Margarita à plein nez. J’aurais mieux fait
d’écouter Doris et de ne pas tenter l’aventure. Si c’était là tout ce qu’il
fallait faire pour être un homme, et s’il fallait l’accomplir avec une femme,
eh bien voilà, c’était une affaire réglée. À compter de cet instant, j’étais
autorisé à rouler des mécaniques et à plastronner, l’air faraud, comme tous les
autres garçons, et je ne m’en priverais pas. Mais j’avais décidé en mon for
intérieur, avant toute autre chose, d’être gentil avec tante Julia. Je ne
chercherais pas à me moquer d’elle pour ce que j’avais surpris dans sa chambre,
ne la mépriserais pas, ne médirais pas à son propos, ni ne lui extorquerais la
moindre concession sous la menace de tout révéler. J’étais désolé pour elle. Me
sentant déjà souillé et déprimé après mon expérience avec une simple fille des
bateaux, je n’osais imaginer ce que devait être la détresse de ma malheureuse nounou
de n’avoir d’autre partenaire possible qu’un méprisable Noir.
Je n’eus hélas pas l’opportunité de faire montre de ma
noblesse d’esprit. Lorsque je revins à la maison, ce fut pour trouver tous les
autres domestiques en grand émoi, car Julia et Michel avaient disparu durant la
nuit.
Les sbiri avaient déjà été alertés par maître
Attilio, et ces gorilles de policiers émettaient le type de conjectures dont
ils étaient capables : Michel avait emmené de force Julia dans la gondole,
ou bien, pour une raison inconnue, ils avaient emprunté de nuit ladite gondole,
qui avait chaviré, les noyant ainsi tous deux. Il s’agissait donc de demander
aux pêcheurs en mer de garder l’œil sur ce que pourraient charrier leurs filets
et d’expliquer aux paysans de la Venise située côté terre qu’il fallait être
attentif à tout homme noir convoyant une captive blanche. Après quoi seulement
ils s’étaient avisés d’aller inspecter le canal situé juste devant la Casa Polo
où flottait le bateau, innocemment amarré à son poteau habituel. Ils s’étaient
alors gratté la tête, à la recherche de nouvelles théories. S’ils avaient pu
arrêter ne serait-ce que Michel seul, sans la femme, ils se seraient fait un
plaisir de l’exécuter. Un esclave en fuite est en effet considéré ipso facto comme un voleur, dans la mesure où, en fuyant, il spolie son maître de sa
propriété : en l’occurrence sa propre personne.
Je gardai le silence sur ce que je savais, persuadé
que Julia et Michel, alarmés par ma découverte de leur sordide liaison, avaient
résolu de s’échapper ensemble. Quoi qu’il en soit, ils ne furent jamais
retrouvés, et l’on n’entendit plus reparler d’eux. Ils avaient dû trouver
refuge en quelque point retiré du monde, où ils finiraient leurs jours dans des
conditions misérables, que ce soit dans la Nubie natale de Michel ou dans la
Bohême d’où était originaire Julia.
5
Je me sentais si coupable, et pour tant de raisons
diverses, que je fis quelque chose que je n’avais jamais fait jusqu’alors. De
ma propre initiative, sans en avoir été prié par quiconque, je me transportai à
l’église pour aller me confesser. J’évitai de me rendre dans la paroisse de
notre quartier San Felice, dont le
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