Les voyages interdits
curé, le vieux père Nunziata, me connaissait
hélas aussi bien que les sbiri locaux, car je souhaitais plutôt être entendu
par un auditeur un peu plus désintéressé. Je m’acheminai donc vers la basilique
San Marco, dont les prêtres ignoraient jusqu’à mon existence et où reposaient
les ossements de mon saint homonyme, ce qui me vaudrait peut-être une certaine
mansuétude.
Sous la voûte immense de cette nef d’église, je me
sentis aussi insignifiant qu’un microbe, au milieu de cette profusion d’ors et
de marbres, sous le regard distant et impressionnant des saints et des notables
immortalisés là-haut, sur les mosaïques du plafond. Tout, dans ce somptueux
édifice, paraît plus grand que dans la vie réelle, à commencer par la musique,
qui éclate ou se lamente depuis un rigabèlo, un orgue apparemment trop
petit pour contenir tant de bruit. La basilique étant toujours bondée, je dus prendre
la file devant les confessionnaux. Je finis par pénétrer dans l’un d’eux et me
lançai dans ma purification religieuse.
— Mon père, j’ai suivi un peu trop librement le
chemin où ma curiosité m’a conduit, et il m’a quelque peu éloigné de ceux
consacrés de la vertu...
Je continuai sur ce mode un certain temps, jusqu’à ce
que le prêtre, impatienté, m’enjoignît de ne pas lui imposer toutes les
circonstances préliminaires à mes égarements. J’en vins ensuite, bien qu’avec
une évidente aversion, à prononcer la formule consacrée : « J’ai
péché en pensée, en paroles et en actes », et le père m’imposa pour
pénitence un certain nombre de Notre Père et de Je vous salue, Marie. Je sortis du réduit déterminé à les entamer sur-le-champ, et fus frappé par
la foudre.
J’emploie l’expression presque au sens littéral, tant
l’éblouissement ressenti fut puissant, lorsque mes yeux se posèrent pour la
première fois sur Dona Ilaria. Je ne savais pas encore son nom, bien sûr. Je
savais juste que j’étais en train de contempler la plus belle femme que j’avais
vue de ma vie et que mon cœur, désormais, lui appartenait. Elle sortait d’un
confessionnal également, aussi son voile était-il relevé. Il m’était difficile
d’imaginer qu’une dame à la beauté aussi radieuse eût pu commettre des péchés
autres que véniels, mais avant que son voile fût rabaissé, je crus voir
briller, dans ses yeux magnifiques, l’éclat d’une larme. J’entendis le
craquement d’une porte de confessionnal qui se refermait et vis le prêtre
sortir de celui qu’elle venait de quitter. Il murmura quelques mots aux
personnes en attente dans la file, lesquelles se dispersèrent dans les autres
en grommelant, l’air maussade. Il rejoignit Dona Ilaria, et tous deux
s’agenouillèrent sur un prie-Dieu libre.
Comme dans une sorte de transe, je me rapprochai et me
glissai sur un banc situé dans une allée perpendiculaire à la leur, de façon à
pouvoir les regarder de biais. Bien qu’ils eussent tous deux la tête penchée,
je pus constater que le prêtre était un homme jeune, à la beauté flagrante,
quoique un peu austère. Vous ne me croirez sûrement pas, mais je ressentis un
tiraillement de jalousie à l’idée que ma dame n’eût pas plutôt choisi un vieux
machin tout sec à qui confier le récit de ses tourments. Malgré son voile
baissé, je me rendis compte qu’aussi bien elle que lui bougeaient leurs lèvres
comme s’ils priaient doucement, mais le faisaient à tour de rôle. Peut-être,
supposai-je, la guidait-il dans la récitation d’une quelconque litanie.
J’aurais pu mourir de curiosité à me demander ce qu’elle avait bien pu dire
dans le confessionnal pour mériter de la part de son confesseur une telle
attention, mais j’étais bien trop occupé à emplir mes yeux de sa beauté.
Comment pourrais-je vous la décrire ? Lorsque
nous regardons un monument ou un édifice d’art, nos yeux remarquent forcément
tel ou tel élément. Ou bien la combinaison de ces éléments particuliers crée la
sensation de beauté, ou bien l’un d’entre eux sort suffisamment de l’ordinaire
pour tirer l’ensemble de la banalité. Mais le visage humain n’est jamais perçu
comme une addition de détails. Ou sa beauté nous frappe immédiatement dans son
intégralité, ou ce n’est pas le cas. Si l’on peut dire par exemple d’une femme
qu’elle a « les sourcils délicatement arqués », ce n’est pas que
notre regard ait cherché à capter
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