Les voyages interdits
aujourd’hui et
il était si en colère que son cher visage était cramoisi jusqu’à la tonsure.
Je fis remarquer que c’était chez lui chose courante.
D’un ton de menace, elle reprit :
— Un marcolfo qui sèche les cours devrait
avoir la langue un peu moins bien pendue ! Frère Evariste m’a dit,
figure-toi, que tu avais encore escamoté l’école. Depuis plus d’une semaine,
cette fois-ci. Or il se trouve que, demain, votre classe doit réciter je ne sais
quoi devant le censeur de l’école ou je ne sais qui, et là, il n’est pas
question que tu te dérobes. Le frère me l’a demandé, et, je te le certifie à
mon tour, jeune homme : tu iras à l’école demain.
Je lui répondis d’un mot qui la fit suffoquer et
partis d’un air indigné bouder dans ma chambre. Je refusai par la suite
obstinément de descendre, même lorsqu’elle m’appela pour souper. Cela dit,
lorsque le carillon du couvre-feu eut retenti, mes bonnes dispositions
naturelles avaient repris le dessus. Je me dis en moi-même :
« Aujourd’hui, lorsque je me suis comporté avec gentillesse vis-à-vis de
Michel, ça lui a fait plaisir. Peut-être devrais-je aller prodiguer, prévenant,
un petit mot d’excuse à ma vieille tante Julia. »
(Je m’aperçois que j’ai taxé de « vieux »
presque tous ceux que j’ai connus dans ma jeunesse. C’est tout simplement ce
qu’ils semblaient être, à mes yeux de jeune adolescent. En fait, peu l’étaient
vraiment. Le commis de la compagnie, Isidoro, et le majordome Attilio avaient
sans doute l’âge que j’ai actuellement. Mais frère Evariste et l’esclave Michel
étaient plutôt entre deux âges. Julia, bien sûr, me semblait âgée parce qu’elle
était à peu près de la même génération que ma mère et que cette dernière était
morte, mais je suppose qu’en réalité elle devait avoir un ou deux ans de moins
que Michel.)
Ce soir-là, quand je décidai d’aller lui présenter mes
excuses, je n’attendis pas que tante Julia allât faire ses rondes d’avant
coucher à travers la maison. Je me dirigeai droit vers sa petite chambre et,
après avoir frappé d’un coup sec à la porte, entrai sans y avoir été invité.
J’avais sans doute toujours pensé que les domestiques ne faisaient rien de
particulier le soir, si ce n’est dormir pour recouvrer la forme nécessaire à
l’accomplissement de leurs tâches du lendemain. Mais ce qui se passait ce
soir-là dans cette chambre n’était pas du repos. C’était une chose à la fois
affligeante et ridicule, assez ahurissante pour moi, mais somme toute plutôt
éducative.
Face à moi, sur le lit, une paire de fesses immenses
bondissait de haut en bas. C’étaient des fesses clairement reconnaissables, de
la couleur à la fois noire et pourpre que peuvent avoir les aubergines, et plus
nettement identifiables encore du fait de la pièce de tissu qui les ceignait,
enserrant un gros oignon jaune pâle niché dans la fente qui les séparait. À mon
entrée soudaine, il y eut un gloussement rauque de stupéfaction, et les fesses
se réfugièrent dans une zone plus sombre que celle éclairée par la chandelle.
Ce qui eut pour effet de révéler sur le lit la présence d’un corps contrastant
de blancheur : celui, entièrement nu, de Julia, mollement étendue sur le
dos, les jambes complètement écartées. Je n’avais vu ma nounou qu’en robe de
ces tapageuses couleurs slaves dont elle était coutumière, à plusieurs
épaisseurs et longue à raser le sol. Son épais visage de Slave était si banal
que je ne m’étais jamais imaginé une seconde à quoi pouvait bien ressembler son
corps tout aussi épais, une fois privé de vêtements. Mais je pris avidement note
de ce qui se trouvait si impudiquement étalé là, et un détail sautait aux yeux
de façon si évidente que je ne pus m’empêcher d’émettre étourdiment ce
commentaire :
— Tante Julia, tu as un grain de beauté rouge sur
la...
Ses jambes charnues se refermèrent en claquant, et
elle ouvrit les yeux aussi grand qu’il était possible. Elle voulut attraper
précipitamment les couvertures, mais Michel les avait emportées avec lui dans
son saut, aussi se rabattit-elle sur le couvre-lit. Un moment de consternation
passablement crispé s’écoula, durant lequel tous deux tâtonnaient pour essayer
de s’emmitoufler de leur mieux. Il fut suivi d’un moment d’embarras pétrifié à
peu près aussi long, au cours duquel je fixai froidement
Weitere Kostenlose Bücher