Les voyages interdits
humains ou en nombre de
journées de cheval, cette étendue reste la même ! Pourtant, ici à Kithai,
toutes les distances semblaient plus longues, car elles n’étaient pas
mesurées en farsakh, mais en li. Le farsakh, qui équivaut
à environ quatre kilomètres, est une invention des Persans et des Arabes qui,
ayant toujours été de lointains voyageurs, ont été habitués à penser en unités
de mesure assez vastes. Mais le li, égal à moins de six cents mètres,
est une création des Han, pour la plupart sédentaires. Le paysan han ne
s’aventure en général guère de plus de quelques li au-delà de son
village natal. Aussi, je suppose que cette unité représente pour lui une
distance assez longue. Pour ma part, étant encore habitué à compter en farsakh, je me plus à m’imaginer, lorsque nous quittions Kachgar, qu’il nous en
restait entre huit et neuf cents à franchir pour atteindre Khanbalik. Mais,
lorsque je me mis à calculer en li, leur nombre me parut
effroyable : pas moins de six mille li nous séparaient encore de la
cité de Kubilaï ! Si je n’avais pas eu une représentation suffisamment
parlante de la taille de l’Empire mongol, je commençais, en constatant
l’immensité de sa seule région centrale de Kithai, à en avoir une idée plus
claire.
Deux cérémonies accompagnèrent notre départ de
Kachgar. Nos éclaireurs mongols insistèrent pour que nos chevaux (nous avions
maintenant six montures et trois bêtes de bât) subissent un certain rituel de protection
contre les azghun de la piste. Ce mot désigne les « voix du
désert », que je réussis à cerner comme de grotesques lutins infestant les
solitudes sauvages. Les guerriers firent donc venir de leur bok un homme
qu’ils appelaient leur shaman – un prêtre, selon eux, mais nous
l’aurions plutôt qualifié de sorcier. Ce shaman peinturluré aux yeux
fous, qui ressemblait fort à un azghun lui-même, marmonna quelques
incantations et versa quelques gouttes de sang sur la tête de nos chevaux,
après quoi il décréta qu’ils étaient protégés. Il offrit de faire subir le même
traitement aux incroyants que nous étions, mais nous déclinâmes poliment la
proposition au prétexte que nous étions déjà sous les auspices du prêtre qui
nous accompagnait.
L’autre cérémonie fut le calcul de notre note d’hôtel
avec le tenancier du caravansérail, qui prit bien plus de temps et occasionna
bien plus d’embarras encore que la sorcellerie qui avait précédé. Mon père et
mon oncle ne se contentèrent pas d’accepter de régler la note présentée par
l’aubergiste, mais chicanèrent avec lui sur chacun de ses éléments les plus
infinitésimaux. C’est que l’addition incluait tout ce que notre séjour avait
englobé : l’espace que nous avions occupé dans l’auberge et celui que nos
bêtes avaient monopolisé dans l’écurie, la quantité de nourriture que nous
avions consommée, celle des grains digérés par nos chevaux, les portions d’eau
qu’eux et nous avions absorbées, plus les cha qui avaient coulé dans nos
estomacs, le kara qu’il avait fallu brûler pour notre confort, la
quantité de lumière que nous avions utilisée et la dose d’huile nécessaire pour
maintenir les lampes allumées... Bref, tout sauf l’air que nous avions respiré.
Tandis que la discussion s’échauffait, le cuisinier en chef, qui se présenta
sous l’appellation pompeuse de gouverneur des bouilloires, s’y mêla, bientôt
rejoint par le régisseur des tables – le garçon de restaurant qui nous avait
servi les plats –, et tous deux commencèrent à vociférer pour y additionner le
nombre de pas qu’il leur avait fallu marcher, les poids qu’ils avaient dû
transporter ainsi que la quantité d’efficacité, de sueur et de génie qu’ils
avaient dépensée à notre intention...
Je ne tardai cependant pas à me rendre compte que,
loin d’être un concours de vol caractérisé de la part du tenancier, simplement
calculé pour nous outrager, c’était simplement une très traditionnelle
formalité – une autre coutume héritée de la complexité du comportement des Han,
une cérémonie si appréciée à la fois par le débiteur et le créancier qu’ils
pouvaient la prolonger des heures. On développait d’éloquents arguments, mêlés
d’abus de mauvaise foi mutuels ponctués de moult réconciliations successives,
avant de finalement tomber d’accord sur le règlement de la note, meilleurs amis
que
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