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Les voyages interdits

Les voyages interdits

Titel: Les voyages interdits Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gary Jennings
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de
colère :
    — Pourquoi me serines-tu cela à moi, mauvais
drôle ? C’est aux Signori délia Notte qu’il faut aller
t’expliquer ! Moi aussi je suis innocent mais, tu le vois, je suis assis
ici en train de pourrir pour le reste de mes jours !
    — Attends ! J’ai une idée, m’exclamai-je
soudain. Si nous sommes ici, c’est à cause des ruses et des mensonges de Dona
Ilaria. Si nous expliquons ça tous les deux ensemble aux Gentilshommes de la
Nuit, il se pourrait qu’ils envisagent la véracité de nos accusations,
non ?
    Mordecai secoua la tête, sceptique.
    — Qui croiraient-ils, selon toi ? Elle est
la veuve d’un quasi-doge. Tu es accusé de meurtre, et moi convaincu d’usure.
    — Tu as peut-être raison, convins-je,
désillusionné. Quel malheur que tu sois juif !
    Il me jaugea d’un air qui était tout sauf
bienveillant.
    — Les gens passent tout leur temps à me marteler
cela. Tu ne vas pas t’y mettre à ton tour ?
    — Je... C’est juste que le témoignage d’un juif
est naturellement suspect.
    — Je l’ai souvent remarqué, oui. Je me demande
bien pourquoi, d’ailleurs.
    — Eh bien, mais... vous avez quand même tué notre
seigneur Jésus...
    Il grogna et jeta :
    — Moi, oui. Sûrement !
    Comme dégoûté de ma présence, il me tourna le dos et
s’allongea sur sa planche, ramenant sur lui sa volumineuse robe. Face au mur,
il murmura :
    — Juste parlé à l’homme... deux mots seulement...
Puis, selon toute vraisemblance, il s’endormit.
    Après un temps aussi long que lugubre, durant lequel
le trou dans la porte s’était obscurci, le loquet de cette dernière fut
bruyamment ouvert, et deux gardes rampèrent à l’intérieur, traînant un grand
chaudron. Le vieux Cartafilo cessa aussitôt de ronfler et s’assit avec
empressement. Les gardes nous donnèrent à chacun un bol de bois et nous
servirent une louche de grumeaux tièdes et gluants. Après quoi ils sortirent en
claquant la porte, nous laissant une faible lampe constituée d’un verre d’huile
de poisson dans lequel, en émettant beaucoup de fumée et peu de lumière,
brûlait une bande de chiffon. Je considérai la nourriture d’un œil peu
enthousiaste.
    — Du gruau de polenta, détailla Mordecai, écopant
avidement le sien à deux doigts. Une horreur, mais tu ferais mieux de l’avaler.
C’est le seul repas de la journée. Tu n’auras plus rien d’autre.
    — Je n’ai pas faim, dis-je. Tu peux prendre ma
part, si tu veux...
    Il me l’arracha presque et ingurgita les deux rations
avec force bruits de bouche et de déglutition. Quand il eut ainsi fait, il
s’assit et se passa la langue sur les lèvres comme s’il ne voulait pas en
laisser perdre une particule, m’observa de dessous ses sourcils broussailleux
et finit par demander :
    — Que manges-tu d’ordinaire, au souper ?
    — Oh... eh bien, par exemple, un plat de
tagliatelles au persuto... arrosé d’un petit zabagiòn...
    — Délicieux, railla-t-il, sardonique. Je ne sais
si je peux satisfaire un sybarite aussi raffiné que toi, mais peut-être qu’une
de ces petites choses te ferait plaisir.
    Il se mit à fourrager dans sa robe.
    — La très tolérante loi vénitienne m’autorise,
même ici, en prison, à observer certains rites religieux.
    Je ne vis absolument pas quel rapport cela pouvait
avoir avec les biscuits blancs de forme carrée qu’il sortit et me tendit, mais
je les grignotai avec reconnaissance, bien qu’ils n’eussent guère de goût, et
l’en remerciai.
    Le lendemain, quand vint l’heure du repas, j’avais
suffisamment faim pour ne plus faire la fine bouche. J’aurais sans doute avalé
le gruau de la prison juste parce que cela constituait une coupure dans la
monotonie ordinaire, car nous passions tout notre temps assis à ne rien faire,
à dormir sur la rude planche de bois sans matelas qui nous servait de couche ou
à marcher de long en large sur les deux ou trois pas d’envergure de la cellule,
tout en ayant parfois une conversation morne. Ainsi s’écoulaient les jours,
tout juste identifiables par l’alternance de lumière et d’obscurité qui passait
par le trou de la porte, rythmés par les trois prières quotidiennes du juif. On
comprend combien l’arrivée de cette épouvantable nourriture pouvait nous
égayer !
    L’expérience n’était peut-être pas si terrible que
cela pour Mordecai qui, pour autant que je sache, avait passé la majeure partie
de son existence

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