Les voyages interdits
de
mon côté, je courus prévenir Doris de ma nouvelle destination et lui faire mes
adieux, par la même occasion, à elle comme à Venise.
Il allait s’écouler un quart de siècle avant que je
les revoie, l’une comme l’autre. Bien des choses auraient alors
considérablement changé, et l’âge m’étant venu, je serais moi-même un tout
autre homme. Mais Venise serait toujours Venise, et, assez étrangement, la
Doris que j’avais laissée demeurerait également toujours un peu la même, au
fond. Sa promesse de ne plus aimer quiconque jusqu’à mon retour la
préserva-t-elle, à la façon d’un charme magique, de l’outrage des ans ? Toujours
est-il que, lorsque je revins de longues années plus tard, je la trouvai
inchangée, éclatante de jeunesse et vibrante de beauté, au point de la
reconnaître au premier coup d’œil et de tomber instantanément amoureux d’elle.
Tel serait en tout cas mon sentiment.
Mais ceci est une autre histoire, que je conterai en
temps utile.
LE LEVANT
13
À l’heure des vêpres, par un jour bleu et doré, nous
quittâmes le bassin du Malamoco, sur le Lido, seuls passagers payants d’une grande
galéasse de fret, le Doge Anafesto. Elle emportait aux croisés des armes
et du ravitaillement. Une fois ces marchandises livrées à Saint-Jean d’Acre,
elle affréterait à Alexandrie un chargement de grains et le rapporterait à
Venise. Dès que le bateau fut sorti du bassin portuaire et déboucha dans
l’Adriatique, les rameurs cessèrent d’opérer, et les marins hissèrent sur les
deux mâts de gracieuses voiles latines qui se déployèrent et se mirent à
claquer au vent. Bientôt, gonflées de la brise de l’après-midi, elles
apparurent aussi blanches et ventrues que les nuages, au-dessus d’elles.
— Quelle sublime journée ! m’exclamai-je. Et
quel splendide bateau !
Mon père, jamais enclin à s’extasier, se fendit de
l’un de ses inévitables adages :
— Ne loue jamais le jour avant qu’il
finisse ; ne loue jamais l’auberge avant le réveil du lendemain.
Mais même le lendemain, et les jours suivants, il ne
put nier que notre navire était aussi confortable que n’importe quelle auberge
sur la terre ferme. Dans le temps, un vaisseau en partance pour la Terre sainte
eût été bondé de pèlerins chrétiens venus de divers pays d’Europe, prêts à
dormir sur les bancs des rameurs, voire allongés sur le pont ou dans la cale,
serrés comme des sardines dans une boîte. Mais, au temps dont je vous parle, le
port de Saint-Jean d’Acre était la seule possession chrétienne encore non
envahie par les Sarrasins, et tous les chrétiens, excepté les croisés,
restaient désormais chez eux.
Nous autres, les trois Polo, disposions d’une cabine
privative, juste au-dessous des quartiers du capitaine, à la poupe du navire.
La cuisine du bord se fournissait à partir d’un enclos contenant du bétail, de
sorte que l’équipage et nous-mêmes mangions de la viande fraîche au lieu des
habituelles salaisons. Il y avait toutes sortes de pâtes, de l’huile d’olive et
des oignons, ainsi qu’un bon petit vin de Corse que nous gardions au frais dans
le sable humide du lest, au fond de la coque. L’unique aliment qui faisait
défaut était le pain fraîchement cuit ; à la place, nous avions des
biscuits secs si durs qu’il était impossible et de les croquer et de les
mâcher, l’unique façon de les consommer étant de les sucer : c’était la
seule nourriture dont nous aurions pu nous plaindre. Il y avait à bord un
médecin capable de soigner les petites affections ou les éventuelles blessures,
et un chapelain pour entendre les confessions et dire la messe. Le premier
dimanche arriva, il prêcha à partir d’un texte de l’Ecclésiaste qui proclamait
en substance : « L’homme sage traversera d’étranges pays et, en
toutes choses, expérimentera le bien et le mal. »
— Parle-moi de ces terres lointaines, dis-je à
mon père après la messe, car nous n’avions jamais vraiment eu le temps, à
Venise, de nous entretenir en tête à tête.
Ce qu’il me conta m’en apprit bien plus sur lui-même,
en vérité, que sur les terres situées au-delà de l’horizon.
— Ah, crois-moi, il est très facile, pour un
marchand entreprenant, d’y conclure de bonnes affaires ! commença-t-il,
exultant et frottant ses paumes l’une contre l’autre. Soie, bijoux, épices –
même le négociant le plus
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