Les voyages interdits
Tu imagines un
chef de guerre décimant ses propres troupes ? Il serait tout aussi
judicieux de sa part de leur faire manger leurs épées et leurs lances !
Armes qui seraient, par ailleurs, je crois, tout aussi peu comestibles. Je doute
qu’un seul Mongol ait les dents assez solides pour mâcher un de ses semblables.
Non, ils se contentaient de s’arrêter, de planter et de faire de l’élevage,
puis, une fois bien nourris, ils repartaient, pour s’arrêter ultérieurement.
Mon père compléta :
— C’est ce type de progression qu’ils dénommaient
la marche des trois haricots. Cela inspira même l’un de leurs cris de guerre.
Dès que les Mongols arrivaient en vue d’une cité ennemie, Gengis leur
criait : « Les foins sont coupés ! Donnez du fourrage à vos
chevaux ! » À ce signal, la Horde se déchaînait, se livrant au
pillage, commettant viols, ravages et massacres. Ils dévastèrent ainsi
Tachkent, Boukhara, Kiev et bien d’autres grandes villes. On raconte d’ailleurs
que, lorsque les Mongols prirent la ville d’Herat, ils exterminèrent ses
habitants jusqu’au dernier, soit près de deux millions d’individus :
dix fois la population de Venise ! Mais, bien sûr, au regard de l’immense
population de l’Asie, une telle hécatombe se remarque beaucoup moins.
— Je veux bien l’admettre, la marche des trois
haricots semble pertinente, concédai-je. Mais quelle lenteur !
— La victoire récompense souvent l’homme patient,
philosopha mon père. Cette lente marche a conduit les Mongols jusqu’aux
frontières polonaises et roumaines...
— Et même jusqu’ici, ajouta énigmatiquement mon
oncle.
Nous passions précisément à côté de deux hommes au
teint bistre qui semblaient porter des vêtements faits de fourrures, bien trop
chauds et épais pour le climat local. Oncle Matteo s’adressa à eux : « Sain
bina. » Tous deux parurent un moment interloqués, mais l’un
répondit : « Mendu, sain bina ! »
— Quel est ce langage ? m’enquis-je.
— Du mongol, répliqua mon oncle. Ces deux-là sont
d’authentiques Mongols.
Je le considérai un instant bouche bée, puis tournai
mon regard vers eux. Apparemment tout aussi étonnés que moi, ils gardaient la
tête orientée dans notre direction, l’air stupéfait, tandis qu’ils
s’éloignaient. Les rues d’Acre grouillaient d’hommes aux traits et aux habits
si exotiques que j’étais encore bien incapable de distinguer d’où pouvait venir
tel ou tel. Mais tout de même, ces deux-là étaient des Mongols ? La
horde de loups-garous qui avait été le cauchemar, la terreur de ma
jeunesse ? Le fléau de la Chrétienté, ceux qui avaient menacé l’ensemble
des civilisations de l’Occident ? Ainsi, ces gens-là auraient pu être de
paisibles marchands à Venise et échanger un calme bonjour avec nous tout en se
promenant sur la Riva Ca’de Dio ? Certes, ils n’avaient pas vraiment
l’apparence de marchands vénitiens : leurs yeux ressemblaient à deux
fentes dans des visages tannés comme du vieux cuir...
— Alors, ce sont vraiment des Mongols ?
répétai-je en écho, songeant aux kilomètres et aux millions de cadavres qu’ils
avaient dû accumuler pour parvenir en Terre sainte... Que font-ils donc
ici ?
— Je n’en ai aucune idée, avoua placidement mon
père. Mais nous le saurons sans doute en temps voulu.
— Ici, à Saint-Jean d’Acre, semblent se côtoyer
des gens d’à peu près toutes les nationalités de la Terre, fît mon oncle.
Regarde, vois venir cet homme noir, c’est sans doute un Nubien ou un Éthiopien.
Et cette femme doit être arménienne, avec ses seins aussi gros que la tête.
L’homme qui l’accompagne est à mon avis un Persan. En revanche, je suis
incapable de différencier un Juif d’un Arabe autrement que par leurs vêtements.
Par exemple, cet homme qui s’avance a la tête couverte d’un turban blanc, ce
que l’islam interdit à un juif ou à un chrétien : ce doit donc être un
musulman...
Ses suppositions furent interrompues net, car nous
fumes presque renversés par la course folle d’un cheval de guerre mené à une
allure démentielle dans les rues étranglées de la ville. La croix aux huit
pointes dessinée sur le surcot du chevalier le désignait comme appartenant à
l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Il passa au milieu d’un
bruyant cliquetis de chaînes et d’un craquement de cuir, sans même un geste de
tête
Weitere Kostenlose Bücher