Les voyages interdits
Messeigneurs, voudriez-vous me permettre d’implorer humblement la
bénédiction divine sur ce repas ? Nous inclinâmes la tête en signe
d’assentiment, et il marmotta : Allah ekber rakmet, ajoutant en
vénitien, Allah est grand. Remercions-le de ses bontés.
Nous commençâmes à nous servir en tranches de mouton
cuit avec des tomates et des oignons, ainsi qu’en concombres farcis au riz et
aux noisettes. Tandis que nous procédions à cette opération, j’en profitai pour
m’adresser au maître des lieux :
— Veuillez m’excuser, seigneur Ishaq. Pourrais-je
vous poser une question ?
Il acquiesça d’un air affable.
— Ravissez-moi de votre demande, jeune cheikh.
— Ce mot que vous venez d’employer, en parlant de
votre femme. Baghlah. J’ai déjà eu l’occasion de l’entendre. Que veut-il
dire, au juste ?
La question parut le déconcerter quelque peu.
— Une baghlah est une mule, et ce terme désigne
aussi une femme pour ainsi dire infertile. Ah, je m’aperçois que cette
appellation vous semble un peu rude pour qualifier mon épouse. Vous avez
raison. Après tout, c’est une excellente femme sous tous les autres rapports.
Vos seigneuries n’auront pas manqué de remarquer la magnifique rotondité
lunaire de son postérieur. Il est énorme, pesant, massif, en un mot
merveilleux. Il l’entraîne en position assise quand elle est debout et l’oblige
à s’asseoir lorsqu’elle se couche. Oui, vraiment, une excellente femme !
Elle a aussi de très beaux cheveux, quoique vous n’ayez pu les voir. Plus longs
et plus luxuriants encore que ma barbe. Vous savez sans doute qu’Allah a chargé
l’un de Ses anges de rester debout au pied de Son trône et de passer tout son
temps à L’en remercier ? C’est la seule mission de cet ange. Il se borne à
louer Allah du matin au soir d’avoir donné des barbes aux hommes et ces longues
tresses aux femmes.
Dès qu’une pause intervint dans son bavardage, j’en
profitai pour placer :
— J’ai entendu un autre mot. Kus. Qu’est-ce
que c’est ?
Le domestique qui s’occupait de nous émit un son
étouffé, et Ishaq eut l’air encore plus déconfit.
— C’est un mot inconvenant pour désigner... euh,
ce n’est vraiment pas un sujet adapté à une discussion autour d’un repas. Je ne
répéterai pas ce mot, mais c’est un terme vil qui désigne les parties les plus
honteuses d’une femme.
— Et ghunj ? continuai-je. Qu’est-ce
donc, un ghunj ?
Le serviteur faillit carrément s’étrangler et quitta
précipitamment la pièce, tandis qu’Ishaq paraissait, cette fois, totalement
désemparé.
— Où avez-vous passé votre temps, jeune
cheikh ? C’est là un mot fort grossier, également... qui désigne le
mouvement auquel se livre la femme. La femme ou bien le... c’est-à-dire, le
partenaire passif. Le terme se réfère au mouvement que l’on fait pendant que
l’on se livre – et ici, qu’Allah me pardonne – au commerce charnel.
Mon oncle pouffa de rire et expliqua à titre
d’excuse :
— Mon sacripant de neveu, voyez-vous, tente
d’apprendre de nouveaux mots afin de pouvoir se rendre utile durant le voyage
qui nous attend vers ces lointaines contrées.
Ishaq murmura, en guise de réponse :
— Le Prophète a dit – que la paix soit sur son
âme : « Il n’est pas meilleure provision qu’un compagnon pour la
route. »
— Il y a encore deux autres mots..., insistai-je.
— Et comme le dit aussi la citation, continua
Ishaq d’une voix enrouée : « Mieux vaut mauvaise compagnie que route
solitaire. » Sincèrement, jeune cheikh Folo, je dois renoncer à traduire
davantage vos récentes découvertes.
Mon père prit alors la parole et aborda un sujet moins
embarrassant, alors que notre repas en arrivait aux douceurs du dessert, une
confiture d’abricots, de dattes et de zestes de citron parfumée à l’ambre.
Ainsi les deux mots mystérieux de tabzir et de zambur me
restèrent-ils inconnus, je n’en découvris la signification que bien plus tard.
Quand le dîner, arrosé de qahwah et de sharbat, s’acheva, Ishaq
prononça une nouvelle action de grâce (contrairement à nous autres chrétiens,
les infidèles en disent une au début et une à la fin du repas) : « Allah
ekber rakmet » et, l’air quelque peu soulagé, prit congé de nous.
Lorsque, quelques jours plus tard, mon père, mon oncle
et moi-même nous rendîmes à nouveau au château d’Acre à l’appel de
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