Les voyages interdits
couvent s’ouvrit, laissant sortir sur la place deux personnes, un
homme et une femme. Lui était un croisé, portant sur son surcot l’insigne de
l’ordre de Saint-Lazare. Elle n’était pas voilée (ce n’était donc pas une
musulmane, à l’évidence), mais vêtue d’un petit mantelet blanc, sur l’habit
brun de l’ordre de Notre-Dame du mont Carmel. Tous deux arboraient le visage
rubicond et les yeux luisants de ceux qui ont bu du vin.
Là, bien sûr, mais seulement alors, je me souvins
avoir déjà entendu mentionner par deux fois le mot « scandaleux » au
sujet des carmélites et des clarisses. Ignorant que j’étais, j’avais alors
imaginé que ces noms désignaient deux femmes en particulier. Mais il n’y avait
à présent plus de doute possible, il s’agissait bien en l’occurrence des carmélites
et de ces autres nonnes, les mineures de l’ordre de saint François,
affectueusement appelées les clarisses.
Me sentant soudain personnellement disgracié aux yeux
des trois jeunes infidèles, je pris abruptement congé d’eux. Sur quoi, de façon
insistante, ils gesticulèrent avec animation, clamant qu’ils espéraient me
revoir bientôt et qu’ils me montreraient alors quelque chose de vraiment merveilleux.
Je me contentai de leur faire une réponse évasive, traçant aussitôt ma route, à
travers rues et venelles, pour rentrer à l’auberge.
16
J’y parvins au moment même où mon père revenait de sa
conférence au château avec l’archidiacre. Comme nous approchions de notre
chambre, un jeune homme en sortit, le masseur du hammam qui avait pris soin
d’oncle Matteo le jour de notre arrivée à l’auberge. Il nous gratifia d’un
sourire radieux et prononça : « Salââm aleikum », à quoi
mon père répondit, comme il convenait : « Wa aleikum
es-salââm. »
Oncle Matteo était dans la chambre, apparemment sur le
point de se changer avant le dîner. Avec son entrain habituel, il nous
entreprit dès notre entrée :
— J’ai envoyé le jeune type me chercher une
nouvelle jarre de ce fameux baume dépilatoire, le mumum, afin d’en
déterminer la composition. Il s’agit tout simplement d’un mélange de piments et
de citrons piles dans un peu d’huile l’olive, aromatisé d’une touche de musc
pour en rendre l’odeur plus agréable. Nous pourrions aisément en fabriquer
nous-mêmes, mais c’est si bon marché ici que cela ne vaudrait pas le coup. J’ai
donc demandé au domestique de nous en faire livrer quatre douzaines de petites
jarres. Et concernant nos prêtres, Nico, quelles nouvelles ?
Mon père soupira.
— Visconti paraît décidé, en ce qui le concerne,
à nous déléguer tous les prêtres présents à Acre. Il lui semble cependant que
l’honnêteté exigerait qu’on leur demandât préalablement leur avis, le voyage
envisagé étant long et pénible. Il ne s’est donc engagé qu’à leur faire part de
notre requête et à réclamer des volontaires. Il nous fera bientôt savoir combien,
au bout du compte, le seront effectivement.
L’un des jours suivants, il se trouva que nous étions
les seuls clients restants de l’auberge. Mon père en profita pour inviter
généreusement le patron à nous faire l’honneur de venir le soir même souper à notre
nappe.
— Vos souhaits sont exaucés, cheikh Folo, dit
Ishaq, arrangeant les pans de ses amples trousses de façon à pouvoir plier les
jambes pour s’asseoir.
— Peut-être madame la cheikha, votre excellente
épouse, pourrait-elle se joindre à nous ? proposa mon oncle. C’est bien
votre femme, n’est-ce pas, là-bas dans la cuisine ?
— C’est elle, en vérité, cheikh Folo. Mais
qu’Allah l’en préserve, elle se garderait bien d’offenser les règles de la
bienséance en prétendant partager ce repas d’hommes.
— Bien sûr, toussota mon oncle. Pardonnez-moi.
J’oubliais la bienséance, en effet.
— Comme l’a dit le Prophète – qu’il soit béni et
que la paix soit avec lui : « Je me suis tenu aux portes du paradis
et n’y ai vu que des indigents. Je suis parvenu aux portes de l’enfer et n’y ai
vu quasiment que des femmes. »
— Hum, j’entends bien. Eh bien, peut-être vos
enfants pourraient-ils venir, eux, dans ce cas. Ils tiendraient compagnie à
Marco. Si vous en avez, naturellement.
— Hélas, je n’en ai point, répondit Ishaq l’air navré.
Je n’ai que trois filles. Ma femme n’est qu’une baghlah, elle est
stérile.
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