L’ESPION DU PAPE
d’Orient ! Soit. Je vais te faire donner un cheval. Tu resteras à côté de moi, et nous prendrons dix pas d’avance. Tu pourras ainsi me parler sans risquer d’être entendu. Mais je n’ai pas de temps à perdre, je te préviens. Il faut que je sois à l’abbaye de Fontfroide avant trois jours. Quant à ton compagnon, tu lui diras de nous suivre dans sa charrette, mais de rester à l’arrière de notre cortège. Il risque de faire peur à mon équipage, avec ses yeux fendus.
Le cortège du légat a repris sa marche le long des champs de lavande embaumant l’air de leur senteur épicée. Sur la colline qui les surplombe, une paysanne armée d’un bâton pousse devant elle un troupeau de chèvres, tandis qu’un chien court en aboyant pour faire rentrer dans le rang celles qui s’en écartent. Stranieri et Castelnau chevauchent en tête, un peu détachés du groupe. Deux buses, au-dessus d’eux, tracent des cercles dans le ciel, à la recherche d’une proie. Le légat observe du coin de l’œil l’espion, attendant qu’il se décide à parler. Mais Stranieri prend un malin plaisir à le faire attendre. Il met pied à terre pour humer le parfum d’une touffe de fleurs que les sabots de son cheval ont écrasée. Avec un plaisir évident, il semble s’enivrer de l’arôme de la plante, en frotte les fleurs entre ses doigts et s’en oint le visage et le cou avant d’en enfouir une poignée dans la poche de sa robe de bure.
— Quel bonheur que cette odeur de ciste exhalée par une terre aussi aride ! continue-t-il en cueillant une branche d’arbrisseau aux fleurs roses.
Il en respire la résine visqueuse avec un bonheur évident.
— Ne trouvez-vous pas, Castelnau ? Sentez donc ce parfum. Il vaut bien toutes les corbeilles fleuries.
Castelnau s’impatiente.
— Je t’ai dit que je n’avais pas de temps à perdre. Pose-moi tes questions.
L’escorte est arrêtée à une vingtaine de pas derrière eux. Assez loin pour ne pas les entendre. Stranieri, se remettant en selle, abandonne soudain le vouvoiement et le titre d’Excellence.
— C’est à toi de me parler, Castelnau.
Le légat lui jette un regard surpris.
— Veux-tu dire que le pape n’a plus confiance en moi, et qu’il souhaiterait me remplacer par un autre émissaire ?
— Assurément non. Il aime simplement, comme toujours, à se couvrir de tous côtés. Il avait besoin de la lumière et de la parole, pour cela il t’a choisi. Mais il avait besoin aussi de l’ombre et du secret, et là il me préfère. Nous nous complétons, Castelnau, il faut que tu t’y résolves.
— Tu veux plutôt dire : que je m’y résigne, raille le légat.
— Si tu veux, sourit Stranieri. Le terme est sans doute plus juste.
« Voilà qu’il me prend pour un envoyé du pape chargé de le questionner et de contrôler ses actions ! L’occasion est bonne pour le laisser s’ouvrir et le faire me parler à cœur ouvert », se félicite Stranieri. Les deux hommes chevauchent quelques instants en silence, puis Castelnau se lamente :
— J’ai échoué ces dernières années à faire reculer l’hérésie par mes campagnes de prédication, j’en suis bien conscient, mais j’ai au moins réussi à épurer le haut clergé le plus discrédité en déclarant suspens les évêques de Narbonne, de Toulouse, de Béziers et de Viviers. Ce n’est pas rien.
— Nul ne songe à te le contester.
— Il faut tenir compte aussi que, lorsque je suis arrivé dans la région, l’autorité de notre Église y était si affaiblie qu’elle ne pouvait plus ordonner, mais seulement tenter de convaincre.
Il se tait un moment pour juger de la réaction de Stranieri, puis reprend, comme s’il se défendait devant un tribunal :
— À mon crédit, il faut porter le fait que les réunions contradictoires auxquelles j’ai participé, aussi animées qu’elles fussent dans la discussion, n’ont jamais tourné à l’empoignade ni à l’obstruction.
— C’est vrai, et notre Saint-Père t’en est reconnaissant.
— Le résultat en a été médiocre, et j’en ai été profondément découragé. Mais notre Saint-Père t’a sans doute dit que je lui avais demandé de me remplacer et de me rendre à mon monastère de Fontfroide où il était venu me chercher. C’est lui qui a refusé, à mon grand regret, et qui a voulu que je poursuive ma mission. J’ai encore ses paroles imprimées dans ma tête : « L’action vaut mieux que
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