L’ESPION DU PAPE
seigneur.
— Dans ce cas, je crains fort que la mise en proie de votre domaine soit rendue effective.
Furieux, Raymond VI se rue sur l’espion, le prend au collet et le soulève du sol en approchant son visage du sien jusqu’à le toucher.
— Sais-tu que, pour m’avoir parlé sur ce ton, je pourrais te faire jeter au fond d’un cul-de-basse-fosse dont tu ne sortirais plus ?
Stranieri fixe ses yeux dans ceux du comte, et, d’une voix calme, lui réplique :
— J’en ai l’habitude. Je ne crains pas la mort. J’ai déjà trop vécu pour cela. Craignez plutôt vous-même les représailles qui s’ensuivraient.
Raymond VI maintient encore quelques secondes Stranieri serré contre lui, puis il le lâche, éclate de rire et va se rasseoir dans son fauteuil.
— Tu es un drôle de personnage. On m’avait déjà prévenu sur ton compte. Je vois que tout ce qu’on m’a dit de toi est vrai. J’aime les hommes dans ton genre, qui osent répondre aux seigneurs qui les menacent.
Il lui désigne le siège en face de lui.
— Tu peux te rasseoir.
Stranieri regagne son siège et s’y installe. Le comte continue de le dévisager un moment, puis poursuit sur un ton devenu presque amical.
— Je te le redis : tu sers un bien mauvais maître. Si l’envie t’en prenait d’en changer, ma cour serait ravie de t’accueillir.
— Je vous remercie de l’honneur que vous me faites, monseigneur, mais je n’ai pas l’habitude de changer de camp au cours d’une négociation.
Le comte sourit.
— C’est bien. Penses-y pour après, alors.
— En attendant, que me chargez-vous de répondre au Saint-Père ?
— Rappelle-lui simplement que j’ai fait alliance avec le roi d’Aragon et la paix avec les Anglais. Aussi, ses menaces me semblent-elles absurdes et vaines. Avec quelles forces compterait-il les mettre à exécution ?
— Le roi de France pourrait s’y trouver intéressé.
Le sourire du comte s’élargit.
— Tu crois cela, vraiment ?
Il se penche en avant et fait signe à Stranieri d’en faire autant. Quand leurs deux visages se sont rapprochés, il poursuit, sur un ton de confidence ironique :
— J’ai rencontré récemment Philippe Auguste. Il a très mal pris le fait qu’un pape ose menacer d’exposer en proie le domaine d’un de ses vassaux. Après avoir interrogé ses conseillers, il a conclu que le Saint-Père n’avait pas le droit d’agir ainsi avant d’avoir condamné ce vassal comme hérétique. Et chacun sait ici que je ne le suis pas.
— Notre Saint-Père vous a déjà excommunié, monseigneur.
Le visage de Raymond VI frémit. Stranieri se demande s’il ne va pas de nouveau se jeter sur lui. Mais le comte fait effort pour garder son calme et y parvient.
— Quand bien même il ne lèverait pas cette excommunication et me condamnerait pour hérétique, ton maître devrait d’abord en avertir le roi de France et lui demander la permission de cette mise en proie, car je tiens mon domaine de lui et non de l’Église.
— C’est un point de droit qui mérite en effet d’être examiné, concède Stranieri.
Le comte se recule au fond de son fauteuil, d’un air satisfait. Stranieri se redresse.
— Vous refusez donc toujours, monseigneur, de retirer publiquement votre soutien aux hérétiques ?
— Toujours et résolument. Le Saint-Siège n’est pas fondé à me destituer ni à disposer de ma terre, car il n’a aucun droit sur moi ni sur elle.
— Encore une fois, monseigneur, rien ne dit qu’un tribunal vous donnerait raison sur ce point.
— J’en prends le risque. Mais ton pape devrait savoir que le droit de dépossession et d’investiture n’appartient qu’au suzerain. Son droit canonique autorise peut-être une croisade, mais le droit féodal la lui interdit.
— Je dois vous avertir que « mon maître », comme vous l’appelez, vient d’écrire une nouvelle lettre à Philippe Auguste, et qu’il m’en a communiqué les termes pour que je vous en fasse état.
— Je t’écoute.
— Je cite de mémoire : « Il faut que les sectaires soient écrasés par la vertu de votre puissance et que les malheurs de la guerre les ramènent à la vérité. »
Le comte sourit.
— Nous avons une expression pour ce genre de rodomontades, dans notre pays. Nous appelons cela des « paroles verbales ». Philippe n’a pas les moyens d’entretenir deux armées, une contre les Anglais de Jean sans Terre, l’autre contre mes
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