L’ESPION DU PAPE
prétendent même qu’elle serait capable de liquéfier les métaux et tous les minerais. Tout comme le sel de l’air marin les ronge.
— Une poudre salée ?
— Exactement. C’est pourquoi je l’appelle « sel de pierre » ou sal paetre , pour simplifier.
Du fond de sa gorge, comme pour confirmer les explications de Stranieri, Yong émet bruyamment deux sons :
— Al ! Ête !
Le Saint-Père sursaute avec un regard agacé.
— Quel rapport avec ce que nous venons de voir ?
— En mélangeant dans un récipient fermé ce « salpêtre » avec du soufre selon une certaine proportion, et en y mettant le feu à l’aide d’une mèche, on provoque une explosion comme celle que vous venez d’entendre.
— Ce « bomb » ? demande Innocent III.
— Oui, Lotario. Ce « bomb » !
Yong répète joyeusement, dans un cri :
— Bomb ! Bomb !
Et il éclate de rire. Le pape réfléchit un moment.
— Eh bien, voilà déjà le nom que vous pourrez donner à l’arme que vous fabriquerez !
Le vent glacial s’est calmé au-dessus du Latran. Celui venu du sud, humide et chaud, a subitement fait changer la température. De gros nuages noirs s’amoncellent autour des collines de Rome. Innocent III a entraîné Stranieri vers un jardin en esplanade qui domine les chapelles, les palais, les cours du Latran et la campagne romaine, pour pouvoir lui parler seul à seul dans un lieu ouvert, afin d’être sûr que personne ne les écoute.
En montant l’escalier secret qui conduit à cette terrasse, il a eu le temps de lui expliquer la mission qu’il comptait lui confier : vérifier que le roi de France Philippe Auguste serait prêt à se croiser à sa demande contre les cathares, si la situation venait à empirer. Stranieri s’immobilise, incrédule.
— Tu ne songes tout de même pas sérieusement à lever de nouveau une croisade ? Contre des chrétiens ! La catastrophe de Constantinople ne t’a donc pas suffi ?
Le pape s’est arrêté, lui aussi. Il lance à Stranieri un regard irrité.
— Cette fois-ci, ce sera une démonstration de force, rien de plus ! Imagine un instant une armée conduite par le roi de France pénétrant en Languedoc avec tous ses vassaux derrière lui. Crois-tu sérieusement que le comte de Toulouse oserait s’y opposer ? Qui d’autre, alors ?
— Des petits barons locaux ? risque Stranieri.
— Ils sont bien trop lâches.
— Les Parfaits cathares ?
— Ils refusent la violence, et ils ne sont même pas armés.
— Eux, non. Mais la population qui les soutient, peut-être. Elle déteste notre clergé, d’après tous les rapports que nous recevons. Qui sait si elle ne serait pas prête à prendre les armes pour empêcher qu’on rétablisse sur elle l’autorité de nos prélats ?
Innocent III étouffe un petit rire.
— Je n’ai encore jamais entendu parler de sacrifices de ce genre. S’offrir en holocauste pour rejeter des prélats corrompus ?
— Songe aussi que les gens du Midi n’accepteront pas facilement de voir leurs seigneurs assujettis à ceux du Nord.
— On sera peut-être obligé de faire quelques exemples pour calmer les plus excités.
— Quelle sorte d’exemples ?
— On allumera deux ou trois bûchers, si certains fanatiques voulaient jouer aux martyrs.
— Tu connais mon dégoût pour ces exécutions.
— Je ne les apprécie pas plus que toi, mais comment s’en passer ?
— Elles ont souvent l’effet contraire à celui recherché.
— Ne t’inquiète pas de cela. Je prévois plutôt des conversions en masse. Et très vite.
— Tu crois ?
— Nos armées seront à peine entrées en pays d’oc que tout le monde se prosternera devant elles. À mon avis, tout sera réglé en un ou deux mois, tout au plus.
Les deux hommes reprennent leur marche. Stranieri semble sceptique.
— Il ne faut pas sous-estimer la force de la pureté, finit-il par murmurer entre ses dents.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Qu’il faut se méfier des purs. Ils vont toujours jusqu’au bout de leurs idées.
— Et alors ?
— Les cathares sont des purs.
Innocent III jette un coup d’œil suspicieux à son compagnon.
— Encore une de tes plaisanteries, Francesco ?
— Non, Lotario. Contrairement à ce que tu crois, je ne plaisante jamais avec les religions.
Les deux hommes sont arrivés au bord de la terrasse. Stranieri s’absorbe dans la contemplation de la campagne vallonnée,
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