L’ESPION DU PAPE
plantée de lauriers, de barrières d’ifs sombres. Des terres blondes, bordées de pins et de cyprès, de vignes et de jardins, s’étalent à perte de vue au-delà du mur d’Hadrien et des vestiges de l’aqueduc de Néron dans une verdure à peine parsemée des taches blanches et ocre des corps de ferme, et parfois de la pointe d’un campanile.
Le pape l’observe du coin de l’œil, attendant une réaction à la mission qu’il vient de lui proposer. Au lieu de quoi, Stranieri prolonge sa réflexion :
— Je ne plaisante pas au sujet des purs. Si tu n’avais pas été un étudiant aussi dissipé à la faculté de théologie, tu aurais dû te souvenir de cette phrase qu’on nous a enseignée : « Car les purs deviendront des martyrs, et les martyrs épargnés puniront leurs bourreaux de leur indulgence. »
— D’où tiens-tu ça ?
— À ton avis ?
— L’épître de Paul ?
Stranieri secoue la tête.
— Un sophiste grec, alors.
— Non. C’est de moi.
Innocent III ne peut retenir un sourire. Décidément, ce turbulent Stranieri n’a rien perdu de son charme depuis leur compagnonnage estudiantin. Dissimulé derrière sa courte barbe, il a toujours cet esprit moqueur, prêt à désarmer son interlocuteur par une boutade bien sentie ou une attaque imprévue.
— Le temps presse, Francesco. Je ne peux pas rester plus longtemps à rêver avec toi devant ce paysage. Des ambassadeurs m’attendent au palais pour me présenter leur accréditation. Il faut que tu partes pour Paris demain.
— Moi, pour Paris !
— Oui, toi ! Bien sûr, toi ! Qui d’autre veux-tu ? Tu feras valoir au roi de France qu’il n’a rien à gagner à ce que le comte de Toulouse profite du développement de l’hérésie pour asseoir sa puissance en Occitanie. Et qu’il n’a rien à perdre à me complaire, après les graves différends qui nous ont opposés.
— Cela n’a pas de sens, Lotario, soupire Stranieri. Philippe m’a interdit de séjour dans son royaume. Il n’acceptera pas de me recevoir.
— Je te ferai aménager une entrevue secrète, par l’intermédiaire du sénéchal d’Anjou Guillaume des Roches, qui nous est acquis.
— Si je me fais reconnaître comme ton envoyé dans les rues de Paris, je serai lapidé. La population ne t’a pas pardonné d’avoir jeté l’interdit sur le royaume de France pour empêcher Philippe de répudier sa femme Ingeburge de Danemark.
— De l’histoire ancienne. Il y a près de dix ans.
— Peut-être, mais son souvenir en est resté très vif dans l’esprit des Parisiens. Ils n’ont pas oublié qu’à cause de toi les portes de leurs églises sont restées fermées pendant de longs mois. Que les cloches, devenues muettes, ne rythmaient plus les jours ni les nuits. Que l’odeur pestilentielle des morts auxquels on refusait les sacrements avait envahi les quartiers proches des cimetières.
— N’étais-je pas obligé de châtier le roi pour sa bigamie ?
— Tu aurais pu aussi choisir d’apaiser les esprits en confirmant son divorce avec Ingeburge et en reconnaissant son second mariage avec Agnès de Méranie. Après tout, n’avaient-ils pas été prononcés officiellement par un archevêque ?
— Ce Guillaume aux Mains Blanches ? Un prélat à sa botte ! Tu veux rire ? Pour que Philippe se croie ensuite tout permis ! Qu’il se place au-dessus des lois de notre Sainte-Église ? Et qu’après cela il me dicte ce que bon lui semble !
Stranieri ne répond rien. Il sait que le pape a raison. Il venait d’accéder au pontificat et, pour asseoir son emprise sur les empereurs et les rois, il ne pouvait tolérer, sans prendre un risque mortel, qu’un seul d’entre eux affichât une liberté contraire aux préceptes qu’il devait défendre comme représentant de Dieu sur la terre. Stranieri jette un coup d’œil discret sur Innocent III qui semble ruminer sa contrariété d’avoir été contredit.
— Et puis, cette pauvre femme ! J’ai eu pitié d’elle. Tant de beauté, tant d’intelligence bafouées ! Elle n’avait mérité en aucune façon d’être répudiée. Le Saint-Siège ne peut laisser sans défense les femmes persécutées. Dieu ne nous a-t-il pas imposé le devoir de faire rentrer dans le droit chemin tout chrétien qui commet un péché mortel ?
Stranieri hoche la tête et murmure en applaudissant légèrement :
— Bravo ! Bravissimo !
— Encore ton insupportable ironie ! siffle
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