L’ESPION DU PAPE
tâcher, de toutes leurs forces comme avec toute leur ardeur, de délivrer Jérusalem des musulmans. » Une prédication relayée dans tous les pays de Francie et de Languedoc par des moines au regard noir et à la voix véhémente qui l’avaient fait frémir. Comment aurait-il pu résister à cet appel impérieux, quand les plus grands chefs militaires y avaient déjà répondu : Boniface de Montferrat, Baudoin de Flandre, Geoffroy de Villehardouin ? Un message encore amplifié par Pierre de Castelnau, seigneur de l’abbaye de Fontfroide, un autre légat du pape, le plus respecté d’entre tous.
Comme ses voisins barons et comtes, le chevalier avait empoigné sa lance et son épée. Il avait revêtu sa cotte de mailles et, fièrement, il avait jeté sur ses larges épaules le long manteau blanc brodé de la croix pourpre. Puis il avait appelé Robert, son écuyer. Muni de son bouclier, de son épée, de sa hache et de son poignard, il avait monté son plus fort cheval et déclaré comme pour un acte initiatique : « Moi, Bertrand de Touvenel, chevalier vassal de Raymond VI, comte de Toulouse, le plus riche prince de la chrétienté, en l’an mil deux cent quatre après l’incarnation du Seigneur Jésus-Christ, sous Philippe roi de France, Auguste, je me croise en ce jour de l’Épiphanie. Au pied de l’autel, je jure de mon poing droit sur les Saints Évangiles de libérer le royaume d’Acre en Terre sainte. »
Il avait embrassé sa femme Esclarmonde la belle et lui avait confié la garde de ses terres, de ses gens, de ses affaires et de son château, certain de revenir dans moins d’un an, la victoire sur les païens acquise : « Après cette mission sacrée, Dieu nous accordera l’enfant que nous espérons depuis des années… » C’est ainsi que, fièrement, une main sur la bride de sa monture, l’autre sur le pommeau de son épée, le torse bombé, la tête haute, le sourire aux lèvres et ses longs cheveux bruns flottant au vent, il avait quitté ses terres et son castel de Carrère, demeure des Touvenel, dans le comté de Toulouse et rejoint avec son écuyer une petite troupe de guerriers et chevaliers du Languedoc qui chevauchaient en direction de la Provincia.
Comme il le pressentait, une fois passé le Rhône, il avait rencontré une foule d’hommes, libres ou serfs, mélange de toutes origines et de toutes conditions en route vers le sud. Avec cette tourbe aveugle qui s’en allait à l’aventure où la menait la fureur divine, son écuyer et lui avaient cheminé des jours et des jours, traversé les montagnes des Alpes, descendu la Lombardie, rejoint l’ost de la croisade, ses chevaliers et ses soldats, fleur de toute l’Europe représentée nation par nation. De partout, d’Allemagne, d’Angleterre, de France ou du Danemark, les croisés s’étaient fondus à des colonnes d’hommes plus nombreux que les grains de sable. Gueux et seigneurs, chevaliers et clercs, guerriers et pèlerins, barons et prédicateurs, avec armes, chevaux et bagages et d’autres gens sans armes cheminaient en chantant des psaumes à la gloire du Seigneur Jésus-Christ, portant des palmes ou des croix sur leurs épaules. Les chemins étaient couverts de monde. Des femmes et des enfants, aussi, avaient quitté leurs pays aux exhortations des prêcheurs de cette quatrième croisade.
Touvenel n’avait jamais vu un tel rassemblement de gens d’origines si différentes venus de pays si lointains, tous réunis dans un seul but : l’expédition pour les lieux saints, la croisade prêchée par tous les religieux d’Occident, et surtout par ce Foulques de Neuilly, dont la réputation de saint homme, après avoir traversé les terres et les mers, les accompagnait maintenant de sa foi : « Une croisade bénie par le saint pontife. Elle doit apporter à tous ceux qui se croiseront le pardon pour leurs pêchés et la sauvegarde de leurs âmes. » Marchant devant les troupes, les cisterciens de l’ordre de Clairvaux, dans leurs longues robes de toile écrue, psalmodiaient : « Il faut tuer les infidèles dans la Jérusalem terrestre pour être présent au jour du Jugement, lorsque la céleste descendra sur terre. » Le chevalier avait été frappé par leur conviction et par leurs regards exaltés. Ceux qui mouraient d’épuisement, la bave aux lèvres sur le bord de la route, partaient dans l’au-delà avec une expression de béatitude, convaincus sans doute d’avoir déjà conquis par leur
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