L’ESPION DU PAPE
ville s’appelait autrefois « Lutetia », autrement dit « la boueuse » à cause des boues pestilentielles dont elle était infestée.
Avant de se rendre à son rendez-vous, il ne résiste pas à l’envie de faire un léger détour pour aller contempler ce que, dans le monde entier, on appelle à présent le « style français », celui de Notre-Dame dont il a vu commencer la construction lors de son précédent séjour. Il lui faut convenir que ce nouvel art de bâtir en élan vertical, avec ses croisées d’ogives, ses arcs-boutants, ses vitraux et ses roses sculptées aux frontons des cathédrales, comme à Saint Denis, l’impressionne. Son regard se perd dans un vitrail où se marient la lumière et la couleur pour la plus grande gloire de Dieu et il se surprend à murmurer un poème écrit quelques années auparavant par Pierre le Chantre, l’un de ses troubadours préférés :
Toute la joie du monde est à nous
Ô Notre Dame la Vierge Marie
Si tous nous aimons ton élan vers le ciel
Soyons prêts à recevoir et rendre grâces,
En élevant ces flèches vers les nues
Pour sa majesté tout dire et faire à son plaisir
Et la servir par nos chants
S’arrachant à sa contemplation, il reprend son chemin et vire à droite dans une venelle. Depuis un moment, il lui semble qu’un jeune moine lui a emboîté le pas. Est-ce une impression ou une réalité ? Il profite de la légère avance qu’il a prise pour se cacher derrière un coin de mur. Le novice passe sans le voir et continue sa route. Pour plus de sécurité, Stranieri lui laisse le temps de s’éloigner, avant de reprendre son chemin. Il aperçoit, enfin, par-dessus les toits en bardeau, la flèche de l’église Saint-Pierre-des-Arcis.
Jésus-Christ, fils du Dieu vivant
Qui de la Vierge naquîtes
Seigneur outragé et trahi,
Vous prie que me donniez tel conseil
murmure à mi-voix Stranieri, installé dans un confessionnal.
Que je sache la Vierge Marie
Mieux adorer
Et le pêché haïr
lui répond une voix, sur le même ton, de l’autre côté de la grille.
Son interlocuteur lui a bien donné la suite du mot de passe. À travers les barreaux, lorsque l’autre rabat son capuchon écru en arrière, il découvre un visage jeune : c’est bien celui du novice qui le suivait dans la rue.
— Frère Francesco Stranieri ?
— Fais-moi le plaisir de ne pas m’appeler de ce nom, jeune frère ! murmure Stranieri, dans un français sans une pointe d’accent. Dans ton pays, je m’appelle François Lestranger.
Le jeune novice sourit.
— Vous ne risquez pas qu’on connaisse votre nom, ici. Mais je ferai comme vous voudrez, frère François.
Stranieri considère le jeune homme d’un air perplexe.
— Tu me parais bien jeune et inexpérimenté pour m’aider à approcher celui à qui je dois transmettre un message.
— C’est pourtant moi que frère Guérin a choisi pour vous conduire à lui.
— Alors, remplis ta mission le plus vite possible. Je n’ai que trop perdu de temps dans cette ville. On attend mon retour à Rome.
Le novice continue de sourire.
— Il vous faudra patienter encore un peu. Le roi chasse actuellement dans la forêt de Vincennes et ne reviendra pas dans la capitale avant d’en avoir fini. Mais frère Guérin va vous conduire au château qu’il vient d’y faire bâtir. Qui peut savoir cependant quand le roi rentrera de sa chasse ? On prétend qu’il lui arrive de festoyer en plein bois avec des ribaudes, une fois son gibier dépecé.
Stranieri sourit à son tour.
— On me l’a dit aussi. Rassure-toi, je n’ai rien contre les rois qui aiment la chère, les femmes et le vin. Je les préfère même de beaucoup à ceux qui n’aiment que la guerre et la tenue de conseils interminables. Mais j’espère quand même que je n’aurai pas trop à attendre, car j’ai des comptes à rendre au pape.
— Suivez-moi, mais discrètement. Je sortirai le premier de l’église et vous prendrez garde à rester toujours à bonne distance.
Accroupi sur une litière de paille moisie, dans une obscurité quasi complète, à l’écoute du plus petit cliquetis de serrure dans la lourde grille qui ferme sa cellule, Stranieri peste, maudissant l’arrogance de ce « Mal Peigné » de roi qui n’hésite pas à traiter de la plus ignoble façon un envoyé spécial de Sa Sainteté Innocent III. Depuis deux jours, il est resté sans manger autre chose que de simples croûtons de pain trempés
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