L’ESPION DU PAPE
villages que son compagnon se remémore pour tracer sa route.
Au débouché d’un bosquet de chênes verts, un homme tout vêtu de noir, comme ceux qu’ils ont rencontrés la veille au soir, les aperçoit et s’enfuit à travers champs. Touvenel ne comprend pas pourquoi. Sont-ils en si piteux état qu’ils suscitent une telle frayeur ? Yasmina lui fait remarquer qu’ils doivent évoquer de bien étranges pèlerins, avec leur tête et leur corps couverts de drap blanc pour éviter de se faire rissoler la tête et le dos par le soleil. À peine une demi-lieue plus loin, Touvenel, intrigué, s’arrête et se penche sur le sol. Il ramasse une poignée de terre et la hume en connaisseur.
— Du sang. Du sang humain tout frais ! s’inquiète-t-il en cherchant autour de lui un danger invisible.
Au milieu du chemin, des tâches rougeâtres s’échelonnent sur quelques dizaines de pas. Tous deux se remettent en marche, lentement, aux aguets, le regard parcourant l’espace sur ce qui pourrait cacher une présence menaçante.
— J’ai parfois l’impression d’être en mauvaise compagnie, murmure Touvenel en vérifiant que son épée est bien à portée de sa main.
— Tu veux parler de moi ?
— Mais non ! réplique-t-il, amusé. La compagnie dont je parle s’appelle « la Mort », et depuis plus de quatre années maintenant, elle semble vouloir s’accrocher à mes pas, où que j’aille.
À quelques mètres, au détour du chemin, il découvre le corps d’un homme allongé face contre terre, son chapeau de paille à côté de lui, ses brodequins de cuir déchaussés par une course effrénée, sa main crispée sur une bible. Arrêtant leur mulet et faisant signe à Yasmina de se taire et de ne pas bouger, Touvenel s’approche seul du cadavre et retourne le paysan. L’homme est mort depuis peu, à en juger par l’absence de rigidité de ses membres. Une large marque rouge barre le devant de sa chemise, celle d’une blessure en pleine poitrine. « Cela ne peut provenir que de la lame d’une épée », pense le chevalier. À la place du cœur, une croix tracée par un doigt trempé dans le sang de la victime s’inscrit comme une sinistre signature.
Touvenel relève la tête et écoute. L’entêtant chant des cigales s’est tu. Plus aucun oiseau ne vole. L’air s’est alourdi. Il reconnaît à ce silence insolite la présence d’un danger proche. De loin, un doigt sur les lèvres, il renouvelle à Yasmina l’ordre de se taire, puis s’agenouille et pose son oreille sur le sol pour en écouter les vibrations. Il sent la sourde présence de chevaux, pas très loin. Quatre ou cinq cents pas, peut-être. Des chevaux à l’arrêt, piétinant le sol.
Il se redresse et revient silencieusement vers Yasmina. Toujours sans un mot, il entraîne leur cheval et leur mulet sous le couvert d’un bois tout proche, puis fait descendre Yasmina de sa monture et la guide à travers d’épais fourrés jusqu’à une lisière d’où il lui désigne, à trois cents pas, près d’un massif d’épais genévriers, une dizaine de cavaliers armés et immobiles. Tous vêtus de blanc, le regard tourné vers le pied d’une falaise, ils enfilent une cagoule en pointe, percée de deux trous pour les yeux, tout aussi blanche que leur tunique. Sur leurs poitrines, ils arborent une chaîne au bout de laquelle pend un grand crucifix d’argent. Touvenel sent chez eux la détermination de chasseurs à l’affût prêts à se ruer sur leur proie. Mais quelle proie ? Et pourquoi ce déguisement ? Celui-là même qui, ressemblant à leur accoutrement, a dû tant effrayer l’homme en noir aperçu au détour du chemin.
Le chevalier veut en savoir davantage. Faisant signe à Yasmina de ne pas bouger de sa cachette, il rampe jusqu’à une haie de genévriers et profite de cet abri pour courir vers des éboulis rocheux qui le cachent à la vue des cavaliers tout en lui permettant d’apercevoir l’objet de leur affût : un rassemblement d’hommes et de femmes habillés de noir. Les hommes portent barbes bien taillées et cheveux longs. Ils sont coiffés d’un bonnet noir et arborent à leur ceinture un étui de cuir, probablement destiné à recevoir le livre que chacun serre précieusement dans sa main. Une bible, devine Touvenel. Les femmes sont vêtues de noir, elles aussi, et un voile léger masque leur visage. Avant de partir en croisade, il a déjà entendu parler de ces cérémonies que pratiquent les
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