L’ESPION DU PAPE
nuit. Elle tremble qu’il commette un acte désespéré et le supplie de ne pas la laisser seule trop longtemps. Il acquiesce chaque fois d’un mouvement de la tête, mais repart marcher jusqu’à perdre la notion du temps.
Aidée de Macabret qui s’est remis à leur service, la jeune femme a profité de ses absences pour leur aménager à tous deux un endroit où vivre, dans une grange préservée du château. Par l’intermédiaire des habitants du village, touchés par la détresse de leur seigneur qu’ils croyaient disparu, elle s’est procuré deux lits et quelques meubles. Chaque jour, l’un ou l’autre lui apporte du pain, une volaille, de la charcuterie, du beurre ou du sel, quand ce n’est pas un plat cuisiné qu’elle réchauffe dans l’âtre d’une cheminée. Touvenel ne paraît même pas le remarquer, semblant trouver naturel de s’effondrer sans un mot sur sa couche, après avoir pris quelque nourriture avec elle.
Soudain, un matin, il déclare :
— C’est dimanche, allons à Savignac !
Il hisse la jeune fille sur l’encolure de sa monture, en amazone, les deux jambes sur le côté gauche, une main sur la crinière du cheval, l’autre sur son épaule. Heureuse de le voir sortir enfin de son enfermement, elle s’accroche sans complexe à son cou, son visage sur son épaule, leurs corps se touchant à chaque soubresaut du cheval. Pour la première fois depuis leur arrivée ici, il se retourne et lui sourit. Une émotion depuis longtemps oubliée lui est revenue en humant son parfum. Il lui rappelle les phrases d’une ode entendue durant leur voyage en Syrie : « Donne au vent un bouquet cueilli sur ton visage rayonnant, et je respirerai l’odeur des rêves que tu enfantes ». Émue, elle se presse contre lui.
Bientôt, du haut d’une colline, dans la brume de chaleur, l’église leur apparaît, imposante avec sa tour carrée surmontée d’une flèche. Le chevalier arrête un instant leur monture pour la contempler de loin.
— Ne dirait-on pas une nef s’apprêtant à partir pour un long voyage ? Je crois me souvenir que sa grande rose ressemble à un soleil, et qu’à l’intérieur on s’y sent comme au sein de la Jérusalem céleste.
Yasmina s’étonne intérieurement de ce brusque revirement du chevalier, lui qui, si véhément trois semaines plus tôt, avait maudit le ciel, son Seigneur et tous les saints de la chrétienté. Comme s’il devinait les pensées de la jeune femme, il poursuit :
— Je forme le vœu d’y retrouver, sinon la paix de l’âme que j’ai perdue, tout au moins le sentiment de mon appartenance à la nature humaine. Lorsque mon père m’y emmenait enfant, il avait coutume de dire à chaque nouvelle Pâques que la foule assemblée sentait qu’elle formait une unité vivante. Que, pour quelques instants, les fidèles étaient l’humanité tout entière, l’Église le monde, et que l’esprit de Dieu emplissait à la fois l’homme et sa création.
Parvenus aux abords de l’église, l’image que Touvenel conservait du lieu saint ne correspond plus guère à ce qu’il en voit à présent. Bien qu’il sache que la maison de Dieu est celle du peuple et que tout le monde peut y aller librement prier, manger, coucher ou jouer des spectacles sanctifiants, sa surprise est grande d’entendre à proximité du porche d’entrée une multitude de marchands, de bourgeois et de paysans discuter à voix haute de préoccupations matérielles ou profanes. En attachant son cheval à l’anneau du mur extérieur, il est choqué aussi de voir passer à l’intérieur du lieu consacré des nobles à cheval, suivis de leurs chiens.
« Les marchands sont donc revenus dans le temple », pense-t-il. Commerçants et membres des corporations ont envahi le parvis et n’hésitent pas à y établir leurs étals. Des filles au corsage échancré, les lèvres peintes et la robe relevée, y rôdent à la recherche d’un chaland, essayant de repérer lequel d’entre eux possèdera la bourse la mieux garnie. Une question lancinante revient le tarauder : « Est-ce pour cela que je suis parti guerroyer en Terre sainte ? » Des mendiants se faufilent parmi les fidèles, la sébile brandie et la plainte aux lèvres.
— Seigneur Dieu, aie pitié des hommes. Le Malin prépare la nuit des temps ! s’écrie un vieillard échevelé, en loques, la gamelle de bois tendue au bout de son maigre bras.
Ne recevant pour aumône que rires et sarcasmes, il
Weitere Kostenlose Bücher