L’ESPION DU PAPE
moment, les yeux plantés dans les siens. Stranieri ne cille pas. Gasquet finit par reculer.
— Ne cherche pas à jouer au plus malin, Stranieri. Tu y perdrais le peu d’indulgence que j’ai pour toi. Il m’est facile de te faire ravaler ton arrogance.
Le silence retombe entre les deux hommes. Stranieri reste un moment impassible, puis un sourire ironique se dessine sur ses lèvres, comme s’il reconnaissait que Gasquet l’avait bien démasqué. L’autre s’en réjouit aussitôt et lui frappe sur l’épaule.
— J’aime mieux ça ! Il me plaît de rencontrer le fameux Stranieri. Mais es-tu venu à moi en ami ou en ennemi ?
— Crois-tu que je t’aurais fait partager le secret de mon invention, si je n’avais pas voulu la mettre à ton service ?
Gasquet reste hésitant quelques instants, puis tranche avec un sourire charmeur :
— Soyez donc mes hôtes, toi et ton assistant. Troubadour ou non, moine ou pas ! Mais attention : si je sais traiter mes amis à l’aune de leurs mérites, je sais aussi ce qu’il convient de faire, pour le cas où ils me tromperaient.
Un geste éloquent du tranchant de sa main exprime la fin de sa pensée.
— Un homme mort ne trahit plus.
Et, agitant ses doigts chargés de bagues sous leur nez dans la lueur d’une bougie pour leur faire admirer leur éclat :
— Regardez bien : chacun de ces bijoux raconte une histoire de trahison. Comme vous pouvez voir, mes mains sont assez garnies. Cela m’ennuierait de les charger davantage.
Pendant que la fête se poursuit avec des ribaudes amenées pour l’occasion, Stranieri, à l’écart des autres, devant le feu de la vaste cheminée, agite sa main blessée sur le dos de laquelle Yong a étalé une pommade et planté trois fines aiguilles. L’attention des convives s’est reportée sur les jongleurs et amuseurs en tout genre qui se sont succédé au son des violes, des luths et des tambourins. Sous l’effet du vin, hommes et femmes ont trouvé d’autres sujets de distraction. Certains se sont écroulés sous la table et mélangés sans savoir comment, d’autres se sont dissimulés pour s’accoupler derrière les lourds rideaux des fenêtres.
Guillaume de Gasquet et son homme de main, le baron Guiraud, adossés au mur du fond de la salle tandis que deux jeunes femmes agenouillées devant eux se plient à tous leurs désirs, observent de loin les silhouettes de Stranieri et de son assistant.
— Je ne me fierai pas à ces hommes, Guillaume. Ils portent le masque de la fourberie sur leurs visages.
— Ne joue pas au naïf, Guiraud. Tu sais bien que tout homme qui réussit à dépasser la quarantaine est forcément un fourbe ou une canaille.
— Mais pourquoi se faire passer pour un troubadour ?
— Pour le savoir, je préfère le laisser croire que cette question ne me préoccupe pas.
— Qui t’assure que ce n’est pas le pape lui-même qui l’envoie nous espionner ?
— Je n’ai rien à cacher au Saint-Père, s’amuse Gasquet. Et je ne juge pas un homme sur ses intentions, mais sur ses actions. Tant que les actions de ces deux-là iront dans le sens de nos intérêts, ce qu’ils penseront vraiment m’importe peu. Ce Stranieri a la réputation d’un homme habile et nous avons tout à gagner des pouvoirs de son Chinois.
Les regards des deux hommes se portent sur Yong, immobile dans un coin de la salle, le visage impénétrable.
— Ces petits hommes jaunes ont quelque chose de diabolique, soupire Guiraud.
— Oui, c’est ce qui m’enchante. Car pourquoi hésiter à s’allier avec le Diable, quand on est sûr d’avoir Dieu de son côté ? Et puis, avec sa langue coupée, il ne pourra pas aller raconter grand-chose à grand monde.
— S’il ne sait pas parler, au moins peut-il écrire ! remarque Guiraud.
— Tu n’es décidément qu’un rabat-joie ! lâche Gasquet dans un gémissement de plaisir, en maintenant la tête d’une ribaude contre son bas-ventre.
9.
Depuis plus d’un mois qu’ils sont arrivés sur ses terres de Carrère, Touvenel se recueille plusieurs heures par jour sur la sépulture d’Esclarmonde. Yasmina est hantée par la crainte qu’il n’ait plus le goût de vivre. Enfermé dans le silence, le regard tourné vers l’intérieur, il voyage pendant des heures à la recherche d’un passé qu’elle ne connaît pas. Quand il n’est pas au cimetière, il disparaît dans les bois pour de longues marches solitaires et ne revient qu’à la
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