L’ESPION DU PAPE
Dieu. Pourquoi serait-elle sacrilège ? Si le Seigneur refuse ce jugement, il laissera brûler les deux parchemins. Nul besoin donc de s’en indigner. Je propose que ceux qui approuvent cette épreuve lèvent la main.
Indécis, ceux des deux partis se tournent vers leurs débatteurs, comme s’ils souhaitaient qu’ils en soupèsent le pour et le contre. Mais Gasquet proteste.
— Nous n’allons pas encore perdre du temps en palabres qui ne convainquent personne. Votons plutôt ! Qui est pour l’épreuve du feu ?
Il donne l’exemple en levant la main, aussitôt suivi du baron Guiraud, de ses gardes, du troubadour et du moine au teint jaune. Mais, du côté des autres nobliaux locaux, l’assentiment se fait attendre. Gasquet les interpelle.
— Alors ? Êtes-vous pour ou contre, mes seigneurs ?
Quelques mains timides se lèvent.
— L’avenir de notre Église et de notre société en dépend, insiste-t-il.
Sous son regard, les mains se lèvent peu à peu au-dessus des lueurs des flammes. Des voix, dans le public, réclament, timidement d’abord, puis de plus en plus fort :
— L’épreuve de Dieu ! L’épreuve du feu !
Frère Dominique semble consterné. L’évêque d’Osma adresse une moue de regret à Philippe de Paunac. Celui-ci paraît aussi désolé que l’évêque.
— Nous n’avons pas de parchemin à notre disposition, prétexte-t-il.
— Nous non plus ! enchaîne l’évêque, trop content de l’excuse.
Guillaume de Gasquet interpelle Guiraud assez fort pour que tous puissent l’entendre :
— Baron, montre-leur qu’un chevalier digne de ce nom se doit d’emporter avec lui, dans une telle affaire, ce que les autres oublient.
Sur un signe de Guiraud, deux hommes de garde ouvrent le bagage de leur seigneur et reviennent vers lui avec deux grands sacs de cuir. Ils en sortent écritoires de voyage, encriers, plumes d’oie et rouleaux de parchemin. L’un des moines cisterciens s’approche et échange quelques mots avec Guillaume de Gasquet. Le seigneur se saisit de deux rouleaux et les lui donne. Le moine revient vers les débatteurs et tend l’un d’eux à Philippe de Paunac, l’autre à frère Dominique. On apporte plumes et encriers aux deux hommes. À regret, l’un comme l’autre n’ont plus qu’à couvrir de leurs arguments leur parchemin respectif.
Dans l’assemblée, Stranieri échange avec Yong un regard de satisfaction. Ils sont arrivés à leurs fins. C’est à présent que tout va se jouer. Et si leur invention restait sans effet, cette fois-ci ? Il jette un coup d’œil vers Guillaume de Gasquet qui le scrute interrogativement. Il sent dans le regard du seigneur une légère inquiétude en même temps qu’une menace. Stranieri se doute que Yong et lui n’ont pas le droit à l’erreur. Il lui répond par une mimique confiante pour le rassurer. Le vrai risque était que le moine cistercien se trompe de parchemin et donne l’ininflammable au parfait au lieu de frère Dominique. Mais Stranieri a fait prévenir le moine que l’un des deux, d’une teinte un peu plus claire, était béni tandis que l’autre, plus foncé, avait été condamné et exorcisé, et qu’il fallait le laisser aux hérétiques.
Admirative, la majorité de l’assistance, qui ne sait pas tracer une lettre, est fascinée par le travail des deux contradicteurs. On n’entend que le crissement des pointes de plumes d’oie sur le grain du parchemin. Stranieri, qui devrait se réjouir d’avoir avancé dans sa mission, se sent curieusement découragé. Ce métier d’espion, qu’il exerce depuis si longtemps au détriment de foules prêtes à se laisser dominer par le premier prêtre, le premier seigneur ou le premier charlatan venu, finit par lui devenir odieux, et jusqu’à un certain point, insupportable. Il n’en tire dans des instants comme celui-ci qu’un sentiment de mépris pour lui-même. Être obligé de patauger ainsi dans la fange, au milieu d’un peuple inculte et crédule ou de seigneurs cupides et criminels, offense quelque chose de très profond en lui. La morale ? Il y a longtemps qu’il n’y croit plus. La justice ? L’équité ? Il ne sait plus ce que ces mots veulent dire. La religion ? Mais il combat justement en son nom.
À la réflexion, c’est plutôt son sens esthétique qui se sent offensé par tant de bêtise et de veulerie. Et c’est cela qui le rend soudain si malheureux, jusque dans ses victoires. Ce qu’il fait n’est pas
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