L’ESPION DU PAPE
à la hauteur de ce qu’il aurait souhaité être. Un artiste, un bâtisseur de cathédrales, un homme occupé à une œuvre d’art véritable, pas à ces petites combinaisons médiocres ou malsaines. Il croit pourtant en son métier, ou plutôt en sa mission. Simplement, il aurait préféré ne s’occuper de négociations, de ruses ou de tromperies qu’à l’encontre de grands criminels d’État, comme les empereurs ou les rois, pas de ces êtres affreux et sans véritable éducation comme ce seigneur de Gasquet ou ces pauvres paysans qu’il n’éprouve même pas de plaisir à tromper.
Quel homme ne ressentirait pas d’amertume à voir sa vraie valeur ainsi rabaissée ? La trivialité de telles missions le laisse chaque fois plus diminué, avec le plus souvent un fort sentiment de frustration. Il faudra qu’il en parle à Lotario, lorsqu’il en aura fini avec cette aventure. Que le pape envoie désormais sa jeune garde d’agents secrets à la rencontre du peuple ou des petits nobliaux, comme il le lui a déjà demandé. Lui, Francesco Stranieri, n’acceptera plus de s’occuper que d’affaires d’importance, comme celles qu’il a traitées par exemple lorsqu’il a empêché le divorce de Philippe Auguste d’avec la reine Ingeburge, ou convaincu Richard Cœur de Lion de céder l’île de Chypre à Guy de Lusignan.
À l’autre bout de l’assemblée, Touvenel et Yasmina en profitent pour s’approcher eux aussi sans trop se découvrir. Le chevalier aperçoit Constance Paunac qui le regarde avec insistance. Elle lui sourit. Il lui répond par un petit salut. Amaury, près de sa sœur, a remarqué leur échange. Il découvre rapidement, à côté de Touvenel, la silhouette de Yasmina. Les deux jeunes gens échangent un regard. Une lueur de désir passe dans leurs yeux. Yasmina, émue, le sent si fort que ses jambes se dérobent sous elle. Elle se retient au bras du chevalier. Touvenel se penche et s’inquiète.
— Tu ne te sens pas bien ? Veux-tu que nous rentrions ?
— Je me sens très bien, au contraire proteste la jeune femme. J’ai simplement glissé.
Touvenel, en suivant la direction du regard de Yasmina, aperçoit à son tour Amaury, et s’amuse intérieurement de l’émoi des deux jeunes gens. Il échange un regard avec Constance, qui semble s’en amuser elle aussi.
Les parchemins couverts de mots, leurs arguments clairement exposés sur le papier, Philippe de Paunac et frère Dominique remettent ensemble leurs mémoires au représentant des juges. Le moine noir, solennellement, déclare qu’il ne peut y toucher de peur de fausser le jugement de Dieu et qu’il convient aux deux contradicteurs de jeter eux-mêmes leur ouvrage dans le feu. Ramassant deux brindilles d’arbre, il leur en présente l’extrémité dans son poing fermé, et leur demande de tirer au sort.
À Paunac échoue la plus courte. À lui donc de commencer. Du regard, il semble interroger les autres Parfaits, comme s’il hésitait encore. Ceux-ci paraissent résignés à laisser s’accomplir ce qu’ils estiment être une absurdité. Paunac roule soigneusement son parchemin et le ficelle d’un ruban arraché à sa tunique, espérant qu’ainsi serré, il pourra noircir sans se consumer entièrement. Puis il le jette au centre du foyer. Les « bons hommes » suivent sans illusion les virevoltes du parchemin au-dessus des flammes. Porté un moment par l’air chaud, le rouleau ne paraît pas vouloir choir dans le brasier. Mais une rumeur de déception parcourt le groupe des cathares : le rouleau chute soudain, et, malgré les précautions prises par Paunac, il n’est bientôt plus qu’une chose informe, noire et racornie, que les braises engloutissent en redoublant d’intensité.
À Dominique, ensuite, d’imiter le geste du cathare. Le moine, procède de la même façon que Paunac. Pour faire bonne mesure, il attache son document avec un chapelet détaché de sa ceinture de corde. « Une protection de plus pour l’enjeu des catholiques », pense Touvenel bien qu’il ne croie pas à toutes ces fadaises.
En suivant la danse du parchemin au-dessus des flammes, Yasmina s’évade un instant dans un rêve porté par sa fièvre. Elle se rappelle le vol des pigeons au-dessus des terrasses blanches, leurs arabesques magiques dans le ciel de son enfance, souhaitant presque que ce rouleau ne tombe jamais dans les flammes. Et son vœu semble s’exaucer : de courants d’air chauds en légers coups de
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