L’ESPION DU PAPE
vent, l’objet mène au-dessus du brasier une farandole irréelle que rien ne semble pouvoir arrêter.
Dominique, pourtant peu porté sur les miracles, s’étonne de ce prodige. Gasquet, inquiet, se tourne plusieurs fois vers le troubadour, qui regarde lui-même vers le moine à l’étrange figure, debout près de lui, impassible. Après un temps de suspension étonnamment long, le rouleau de parchemin tombe enfin dans le feu, mais semble résister à la brûlure des flammes autant qu’à l’incandescence des braises. Penchant sur le côté, il se déroule soudain, sort du feu et tombe à plat sur le sol, intact. Une clameur d’incrédulité, puis de satisfaction, parcourt la foule. Hommes et femmes, aussi bien dans le parti des catholiques que dans celui des cathares, tombent à genoux en invoquant la volonté de Dieu.
Touvenel, d’où il est, distingue un signe de connivence entre Guillaume de Gasquet et le troubadour. « Quel secret peuvent-ils donc bien partager ? » s’interroge-t-il.
— Notre-Seigneur nous a fait connaître sa volonté par l’intermédiaire de frère Dominique ! triomphe Gasquet en descendant, les mains gantées, se saisir du document et en le brandissant au-dessus de la tête du moine.
Et il s’écrie, victorieux :
— Dieu a choisi le parti des vrais chrétiens !
Touvenel, incrédule, se tourne vers Yasmina pour connaître sa réaction. Il la découvre tombée à terre, évanouie.
11.
Au-delà des monts dentelés de roches blanches, Guillaume de Gasquet débouche dans la garrigue sauvage et les landes parsemées de thym. Il peut y enlever le capuchon qui aveugle son faucon en équilibre sur son épaulière de cuir. Il adore chasser seul avec ce rapace, dans ces solitudes brûlées, aux heures matinales. Son faucon s’élève dans le ciel, repère sa proie, un lapin, un lièvre, une perdrix ou un serpent, et fond sur elle pour la crocher entre ses serres et l’assommer de coups de bec. Son maître se plaît souvent à rêver de pouvoir faire comme lui, autant avec les bêtes qu’avec les hommes. En suivant sa course dans les airs, il lui semble alors que son oiseau de proie et lui ne font qu’un.
Ce matin, son plaisir est gâché. Depuis deux semaines, il enrage contre le résultat de la dispute nocturne à la chapelle d’Arques. Le jugement de Dieu et la consumation du parchemin des cathares n’ont réussi qu’à opérer la conversion d’une trentaine d’entre eux. Une misère au regard des dizaines de milliers d’adeptes que compte l’hérésie. Guillaume espérait aussi qu’un tel succès ébranlerait les convictions, sinon de Philippe de Paunac, tout au moins de quelques parfaits, mais rien de tel n’est arrivé. Quant à ce frère Dominique qui semble avoir une emprise de plus en plus grande sur l’évêque d’Osma, il n’a pas voulu non plus reconnaître dans ce petit prodige la manifestation d’une volonté divine, mais un simple phénomène naturel qu’il ne parviendrait simplement pas à s’expliquer. Gasquet regrette que l’Église catholique soit toujours si frileuse et si lente à reconnaître les miracles. Il fulmine contre le fait que, loin d’avoir mis un terme à ces débats publics entre catholiques et hérétiques, l’épisode du vallon d’Arques n’ait fait que les relancer. Ce moinillon de frère Dominique, fort de quelques victoires sur des chefs cathares dans des joutes verbales contradictoires, croit toujours pouvoir reconquérir les âmes perdues par le raisonnement théologique et l’exemple d’une vie de pauvreté. Depuis plusieurs semaines, Gasquet le voit parcourir le pays en prêchant à pied, sans attirail fastueux ni argent, et en ayant recours à la charité, à la manière des apôtres ou des Parfaits cathares eux-mêmes. Protégé par l’évêque d’Osma, et, d’après ce que certains disent, par le pape Innocent III lui-même, il profite seulement, à son avis, des insuccès précédents des cisterciens face aux prédicateurs cathares.
Le seigneur se souvient encore de l’un de ces premiers débats, à l’abbaye de Fontfroide, qui avait vu la déconfiture des prélats du pape, maître Raoul de Fontfroide et le légat Pierre de Castelnau, envoyés en mission par Rome pour scier la branche sur laquelle poussait l’hérésie. Les théologiens cathares – « les pauvres du Christ », comme ils se nommaient alors – avaient eu beau jeu de critiquer le luxe et la concussion de l’Église romaine, et
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