L’ESPION DU PAPE
à faire huer par la populace les envoyés du Latran. Par-dessus le désordre et l’énorme brouhaha qui s’en était suivi, Gasquet avait clairement entendu des vilains clamer : « Ce n’est pas Dieu qui fait les belles récoltes, mais le fumier qu’on met dans la terre. » Et aussi : « Pourquoi se prosterner devant une sainte statue ? C’est un homme qui l’a taillée d’un morceau de bois avec un outil en fer. »
Furieux, le seigneur s’était levé et avait violemment pesté contre « cette engeance de vipères, ces apostats du crime, ce mal absolu, ennemi de la Croix, cette boue gluante qui souille le comté de Toulouse ». Mais ses invectives n’avaient servi à rien. Peu de temps après, Dominique et son évêque étaient arrivés d’Espagne. Au cours d’une réunion tenue à Pamiers entre catholiques, les deux religieux avaient déclaré aux seigneurs occitans prêts à en découdre, comme Guillaume, qu’ils allaient reprendre différemment les débats avec les hérétiques et que l’heure n’était pas à la force et à la fermeté, mais à l’indulgence et à la compréhension. Frappés par le contraste entre l’image apostolique qu’offraient les parfaits et celle des prêtres catholiques, Dominique et l’évêque avaient décidé d’employer les propres armes de ces derniers en prêchant dans l’humilité et surtout dans la pauvreté.
Deux jours plus tard, à l’aube, alors qu’il trottait sur son cheval comme aujourd’hui, son faucon préféré posé sur son gant de cuir à l’affût d’une proie, Gasquet avait aperçu Dominique, seul et vêtu désormais de blanc, en palabres dans un champ avec quelques-uns de ses vilains. La transformation du religieux était impressionnante. Il avait quitté sa grande cape de lin noir pour une robe en drap grossier, remplacé sa ceinture de cuir par une simple corde de chanvre, et poussé les signes d’humilité jusqu’à oublier ses chaussures de cuir cousues pour ne porter que de simples sandales. Guillaume ne s’était pas approché, mais il avait su par ses espions que le moine n’avait cessé d’abonder dans le sens de certains paysans à propos des injustes privilèges et des compromissions du haut clergé et des seigneurs.
« Un personnage dangereux, avait jugé Guillaume. Se prendrait-il pour un saint et chercherait-il à se faire canoniser ? Voilà ce que nous envoie Rome pour mettre de l’ordre dans notre monde ! » C’est à partir de là, pour se débarrasser de l’ivraie semée par l’ennemi, qu’il avait décidé de former sa petite armée clandestine de la Confrérie Blanche. Son but était d’éradiquer la racine d’amertume et de combattre les membres de l’Antéchrist. Frayeur et épouvante lui semblaient de bien meilleurs arguments que débats et indulgences, pour empêcher la populace de sombrer dans l’hérésie. Il était clair à ses yeux que, de privations en discussions, Dominique s’épuisait et qu’il prêchait de plus en plus dans le vide. Quant à l’évêque d’Osma, épuisé par son grand âge, il ne résisterait pas longtemps à leurs incessants voyages en terre hostile. La charité chrétienne avait des limites face aux forces du Malin. Pour que l’ordre des choses revienne en pays d’Oc, Gasquet jugeait désormais inévitable que des charniers d’infidèles nourrissent les corbeaux.
Débarrassant son faucon de sa cagoule, le seigneur de Puech détache sa laisse et, de son bras tendu, l’incite à s’envoler. L’oiseau monte dans le ciel et décrit des cercles de plus en plus rapprochés autour d’une tourterelle repérée derrière un bois. Gasquet le voit plonger sur elle, mais brusquement remonter sans sa victime et regagner le poing de son maître. Intrigué par ce comportement inhabituel, curieux de savoir ce qui a pu effrayer son chasseur, Gasquet galope vers le bois et le traverse sans rien y découvrir. Toutefois, en débouchant sur la garrigue en contrebas, il aperçoit les silhouettes de deux hommes affairés au pied d’une charrette : Stranieri et son compagnon au teint olivâtre, penchés, pelle et pioche à la main, devant un grand trou qu’ils viennent de creuser entre deux roches blanches. D’où il est, il distingue parfaitement la tourterelle arrachée des griffes de son faucon, accrochée à la ceinture de Stranieri. Les deux hommes ouvrent un tonnelet, déposent dans la terre un petit sac de cuir rebondi, puis écartent la charrette de l’endroit
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