L'Eté de 1939 avant l'orage
bureau poussiéreux, à peine plus grand que le sien. Derrière sa table de travail, après les salutations glaciales, le médecin attendit que son visiteur lui fasse part de lâobjet de sa visite.
â Vendredi dernier, jâai reçu Samuel Cohen à mon bureau.
Tout de suite, le visage de son interlocuteur perdit la plus infime trace dâaménité pour revêtir un air de défi.
â Un jeune homme charmant. Il mâa semblé très talentueux, enchaîna lâavocat.
â En fait, il a terminé premier de sa promotion. Je viens de regarder ses notes.
â Il mâa parlé de la petite difficulté où il se trouvait.
â ⦠Je ne savais pas que les petites difficultés des internes en médecine préoccupaient les professeurs de droit.
Le ton était devenu tranchant.
â Je suis son représentant. Son avocat, si vous voulez. Il mâa demandé dâaplanir cette difficulté.
â Cela peut se réaliser très simplement: il nâa quâà effectuer son stage à lâHôpital juif, comme ses six camarades.
â Il semble préférer le continuer à lâHôtel-Dieu, ce qui paraît convenir aussi à la direction de cet établissement.
â Si vous voulez mon avis, la religieuse qui administre cet hôpital a fait une curieuse interprétation de la condamnation du nazisme faite récemment par M gr Gauthier. Celui-ci ne désirait certainement pas que nous livrions nos institutions aux étrangers.
Reprenant une initiative du pape, lâarchevêque de Montréal avait condamné le Parti de lâUnité nationale, le regroupement «naziste», comme écrivaient les journalistes, dirigé par Adrien Arcand. Lâavocat se priva de dire au doyen que cette religieuse lui paraissait au contraire bien sage. Elle pensait sans doute que si les autorités diocésaines avisaient la population de se tenir loin dâune association antisémite, cela signifiait aussi quâil ne fallait pas afficher une attitude raciste.
â Puis de toute façon, les autres internes ont le droit de refuser de travailler avec lui, précisa le praticien.
â Mais chacun dâeux a un contrat avec lâhôpital.
â Que lâétablissement les poursuive, alors. Je demeure certain que sÅur Saint-Jean-lâÃvangéliste trouvera plus sage dâannuler celui de Cohen. Si vous voulez rendre service à ce jeune homme, conseillez-lui dâoublier cette histoire. Les Juifs sont solidaires, on lui cherchera une place dans lâhôpital de sa communauté. Les Canadiens français de leur côté sont en train dâapprendre la solidarité. Protéger les emplois des leurs en est une manifestation. Je suis heureux que ces jeunes montrent lâexemple.
Renaud afficha un sourire en coin. Les internes avaient sans doute concocté leur projet dans le bureau même du doyen.
â Je comptais sur vous pour raisonner ces étudiants. Leur faire voir que leur intolérance ne leur servirait à rien. Son seul effet sera de priver les Canadiens français des services dâun excellent médecin. Vous venez de me dire quâil était le premier de sa promotion.
â Ces jeunes ont tout à perdre, au contraire, face à cet étranger qui va leur voler leur clientèle. Les Juifs nous envahissent, ruinent les marchands de langue française, prennent les meilleures places dans les professions. Il est temps de se serrer les coudes pour les empêcher de nous piller encore plus.
â Si je comprends bien, vous nâéprouvez aucune envie de calmer les ardeurs racistes de ces jeunes gens. Jâen suis à me demander si vous ne les inspirez pas.
Le médecin serra les poings, posés sur son pupitre. Il répondit, la voix voilée par la colère:
â Sâil y avait un témoin, je vous poursuivrais pour diffamation.
â Je me rends compte que le droit nâest pas votre spécialité. Pour me faire condamner, vous devriez convaincre un juge que jâai nui à votre réputation en vous traitant de raciste.
Je nâaurais pas trop de peine à démontrer que vous inspirez ce petit mouvement de grève.
Le docteur Pouliot se leva dâun coup, avec dans les yeux une envie de frapper. Il se contenta de dire dâune voix blanche:
â Dehors, lâami des Youpins. Je vais
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