Lettres - Tome I
presque le seul, après tant de discussions, à réunir un assez grand nombre de voix, et l’on vit par expérience que si les premiers mouvements de l’enthousiasme et de la pitié sont vifs et impétueux, peu à peu la sagesse et la raison éteignent pour ainsi dire leur flamme, et les apaisent. C’est pourquoi ce que beaucoup soutiennent en mêlant leurs cris à ceux de la multitude, personne n’ose plus le proposer, quand tout le monde se tait. La vérité, obscurcie par la foule, se manifeste, dès qu’on s’en sépare.
Bientôt arrivèrent les accusés assignés, Vitellius Honoratus et Flavius Marcianus ; Honoratus était convaincu d’avoir donné trois cent mille sesterces pour l’exil d’un chevalier romain et pour le dernier supplice de sept de ses amis, Marcianus d’avoir acheté sept cent mille sesterces diverses peines imposées à un seul chevalier romain ; ce malheureux avait été en effet battu de verges, envoyé aux mines, étranglé en prison. Une mort opportune déroba Honoratus à la justice du sénat ; Marcianus fut introduit en l’absence de Priscus. Aussi Tuccius Cerialis, personnage consulaire, usant de son droit de sénateur, demanda-t-il que Priscus en fût informé : il espérait accroître par sa présence soit la compassion soit la haine, ou bien (et je crois plutôt cela) il jugeait équitable que les deux accusés repoussassent en commun une accusation commune, ou s’ils ne pouvaient se justifier, qu’ils fussent punis ensemble.
L’affaire fut renvoyée à la première assemblée du sénat, qui eut une physionomie tout à fait solennelle. Le prince la présidait ; il était en effet consul ; en outre on était en Janvier, mois qui de tous rassemble à Rome le plus de monde et particulièrement de sénateurs ; d’ailleurs l’importance de la cause, l’attente et le bruit qui s’étaient encore accrus de tant de remises, la curiosité naturelle à tous les hommes de voir de près des événements graves et extraordinaires avait attiré de toutes parts un grand concours.
Imaginez-vous quel sujet d’inquiétude et de crainte pour moi qui devais porter la parole dans une si grande affaire, devant une si auguste assemblée, en présence de l’empereur. J’ai bien plaidé plusieurs fois devant le sénat ; nulle part même je ne suis écouté avec plus de bienveillance ; ce jour-là cependant, en présence d’une situation toute nouvelle, j’étais rempli d’une appréhension nouvelle. Je me représentais outre celles déjà indiquées, la difficulté de la cause ; je voyais devant moi un homme naguère consulaire, naguère septemvir des banquets sacrés {43} ; maintenant, déchu de ces deux dignités. Il m’était extrêmement pénible d’accuser un homme déjà condamné, qui, chargé d’une part d’une accusation atroce, était d’autre part couvert par cette sorte de pitié qui s’attache à une première condamnation.
Toutefois, lorsque j’eus raffermi mes esprits et mes idées, je commençai mon plaidoyer qui fut écouté avec une bienveillance égale à mon trouble. Je parlai près de cinq heures, car aux douze clepsydres très larges que l’on m’avait d’abord accordées, on en ajouta quatre autres {44} . Tant les parties mêmes de la cause qui m’avaient paru, avant de parler, épineuses et défavorables, me secondèrent, quand je vins à les traiter. Les bontés de l’empereur pour moi, ses soins, je n’ose dire son souci, allèrent si loin, qu’il me fit avertir plusieurs fois par mon affranchi qui se tenait derrière moi de ménager ma gorge et ma poitrine, quand il craignait que la chaleur de l’action ne m’emportât plus loin que ne le permettait la faiblesse de ma complexion. Claudius Marcellinus, défenseur de Marcianus, me répondit. Ensuite la séance du sénat fut levée et renvoyée au lendemain, car on ne pouvait plus commencer un autre plaidoyer, sans être interrompu par l’arrivée de la nuit.
Le lendemain Salvius Liberalis parla pour Marius : cet orateur a de la finesse, de l’art, de la force, de la facilité. Il déploya dans cette occasion tous ses avantages. Cornelius Tacitus lui répondit avec beaucoup d’éloquence et avec cette élévation majestueuse qui caractérise ses discours. Catius Fronto parla à son tour pour Marius ; il le fit avec talent, et se conformant à la circonstance, il donna plus de temps aux prières qu’à la défense. Le soir tomba avec la fin de ce plaidoyer sans
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