Lettres - Tome I
reste se compose de gens audacieux, même en grande partie de jeunes gens obscurs qui ne viennent là que pour déclamer, avec si peu de respect et de retenue que notre cher Attilius a eu parfaitement raison de dire : « Les enfants font leurs premiers pas au barreau dans les causes des centumvirs, comme à l’école dans la lecture d’Homère. » Car dans l’un et l’autre cas on commence par le plus difficile. Tandis que, sur ma foi, dans l’ancien temps, comme disent les vieillards, les jeunes gens, même de la plus haute naissance, n’étaient point admis devant les centumvirs, s’ils n’étaient présentés par quelque consulaire, tant on avait alors de vénération pour une si noble tâche. Maintenant on a brisé les barrières de la discrétion et de la retenue et tout s’ouvre à tous ; on n’entre plus au barreau, on y fait irruption.
Viennent ensuite des auditeurs, pareils aux avocats, loués et achetés à prix d’argent ; on entoure l’agent d’embauchage {46} ; et là en pleine basilique, aussi librement que dans une salle à manger, il distribue les sportules. D’un procès on passe au suivant pour un salaire égal. Aussi les a-t-on nommés assez plaisamment en grec σοφοχλείς qui crient bravo ! et en latin laudiceni (qui applaudissent pour un dîner). Et pourtant cette indignité grandit de jour en jour, quoique flétrie dans les deux langues. Hier deux de mes nomenclateurs (ils ont bien l’âge des jeunes gens qui viennent de prendre la toge) consentaient à applaudir pour trois deniers chacun. Il n’en coûte pas plus pour être éloquent ; à ce prix n’importe quel nombre de bancs se remplissent, à ce prix on rassemble un vaste cercle d’auditeurs, à ce prix on soulève des applaudissements sans fin, au signal du Coryphée. Il faut bien en effet un signal pour des gens qui ne comprennent pas, qui n’écoutent même pas ; car la plupart n’écoutent pas, mais n’en applaudissent que plus énergiquement. S’il vous arrive de traverser la basilique et si vous désirez connaître la valeur de chaque avocat nul besoin de monter sur l’estrade du tribunal, nul besoin de prêter votre attention ; il vous sera facile de le deviner ; sachez que le pire des orateurs sera celui qui recueillera le plus d’applaudissements.
Le premier qui amena cette mode fut Larcius Licinius, mais il se contentait d’inviter des auditeurs. C’est du moins ce qu’il me souvient d’avoir entendu raconter à mon maître Quintilien {47} . Il disait : « J’accompagnais Domitius Afer un jour qu’il plaidait devant les centumvirs avec gravité et avec lenteur (c’était sa manière) ; il entend dans le voisinage des cris formidables et extraordinaires. Surpris, il se tut ; le silence revenu, il reprit son discours interrompu. Les clameurs se renouvelèrent, il se tut de nouveau et, le silence rétabli, il reprit la parole. Même interruption pour la troisième fois. Enfin il demanda qui plaidait. On lui répondit : Licinius. Alors abandonnant sa cause : « Centumvirs, dit-il, notre art est perdu. » Pourtant cet art commençait à se perdre, quand Afer le croyait déjà perdu ; mais aujourd’hui il est presque entièrement éteint et anéanti. Je rougis de vous dire quels discours on tient et avec quelle molle prononciation ; quelles acclamations prodiguées par quelles bouches efféminées les accueillent. Il ne manque à ces psalmodies que les battements de mains ou plutôt que les cymbales et les tambourins ; pour les hurlements (on ne peut exprimer par un autre terme ces acclamations indécentes même pour un théâtre) nous en avons de reste. Pour moi cependant l’intérêt de mes amis et la considération de mon âge m’arrêtent et me retiennent encore. Je crains que l’on ne me soupçonne moins d’abandonner ces procédés indignes, que de fuir le travail. Toutefois je parais plus rarement qu’autrefois, inaugurant ainsi ma retraite graduelle. Adieu.
XV. – C. PLINE SALUE SON CHER VALERIANUS
Les propriétés acquises.
Êtes-vous toujours content de votre ancienne propriété des Marses ? Et votre nouvelle acquisition ? Un domaine garde-t-il ses charmes, après qu’il est entré en votre possession ? Ce serait bien étonnant, car rien ne plaît autant à celui qui possède qu’à celui qui désire. Moi je n’ai pas trop à me louer des domaines hérités de ma mère ; je les aime pourtant parce qu’ils me viennent d’elle, et
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