Lettres - Tome II
vengeance d’Helvidius.
Plus vous avez mis d’empressement et d’attention à lire les ouvrages que j’ai composés pour la vengeance d’Helvidius {70} , plus vous me pressez de vous écrire en détail tout ce qui n’est pas dans ces ouvrages, tout ce qui s’y rapporte, toute la suite enfin de cette affaire, à laquelle vous n’avez pas pu assister à cause de votre âge.
Quand Domitien fut mort, je jugeai, après avoir bien réfléchi, que c’était une grande et belle occasion de poursuivre des criminels, de venger des innocents, de se faire valoir soi-même. Or parmi tant de crimes dont se rendaient coupables tant de gens, aucun ne me paraissait plus atroce que l’attentat commis en plein sénat par un sénateur sur un sénateur, par un ancien préteur sur un ancien consul, par un juge sur un accusé. J’avais d’ailleurs été lié avec Helvidius d’une amitié aussi étroite qu’on le pouvait avec un homme obligé par la terreur des temps à cacher dans la retraite un nom glorieux et des vertus égales ; j’avais été lié avec Arria et Fannia dont l’une était la belle-mère d’Helvidius, et l’autre la mère de sa belle-mère. Mais c’était moins les droits de l’amitié que l’intérêt de la morale publique, la monstruosité du fait et le souci de l’exemple qui me déterminaient.
Dans les premiers jours où la liberté nous fut rendue, chacun se hâta de traduire en justice, avec des cris confus et tumultueux, ses ennemis, les moins puissants du moins, et de les y accabler aussitôt. Pour moi, pensant qu’il y aurait plus de modération et de fermeté à terrasser un criminel si abominable sous le poids non de la haine générale, mais de son propre forfait, quand le premier feu se fut un peu ralenti, quand la colère, se calmant de jour en jour, eut fait place à la justice, quoique je fusse précisément alors en proie au plus vif chagrin à cause de la perte récente de ma femme, j’envoie chez Antéia, veuve d’Helvidius, je la prie de venir vers moi, puisque mon deuil {71} encore nouveau ne me permettait pas de sortir. Dès qu’elle arriva : « J’ai pris la résolution lui dis-je, de ne pas laisser votre mari sans vengeance. Annoncez-le à Arria et à Fannia (elles étaient revenues d’exil) ; consultez vous vous-même ; consultez-les ; voyez si vous vous voulez vous associer à mon dessein ; ce n’est pas que j’aie besoin d’aide, mais je ne suis pas si jaloux de ma gloire que je vous en refuse une part. » Antéia leur rapporte mes paroles et elles ne tardent pas. Justement il y avait séance du sénat deux jours plus tard. En tout j’ai toujours pris l’avis de Corellius {72} , l’homme le plus prévoyant, le plus avisé que j’aie connu de notre temps. Cependant dans cette circonstance je n’ai pris conseil que de moi-même, craignant une opposition de sa part ; car il était un peu hésitant et d’une prudence exagérée. Mais je ne pus prendre sur moi de ne pas lui communiquer, le jour même de l’exécution, un dessein dont l’accomplissement n’était plus pour moi en délibération, car je savais par expérience qu’il ne faut pas, sur une décision bien arrêtée, consulter ceux à qui on devrait obéir si on les consultait. Je viens au sénat, je demande la parole, je dis quelques mots qui furent fort bien accueillis. Mais dès que j’abordai l’accusation, que je désignai le coupable, sans le nommer encore, de tous côtés s’élevèrent des protestations. L’un criait : « Sachons qui vous poursuivez ainsi avant votre tour » ; un autre : « Qui accuse-t-on, avant que la poursuite soit autorisée ? » un autre : « Nous devons être hors de danger, nous qui y avons échappé. » J’écoute tout sans trouble, sans frayeur ; tant vous donne de force la noblesse d’une entreprise, tant il y a loin pour inspirer la confiance ou la crainte, que le public s’oppose simplement à vos efforts ou qu’il les désapprouve !
Il serait long de vous rapporter en détails toutes les paroles qui furent lancées alors de part et d’autre. Enfin le consul : « Secundus, dit-il, quand votre tour d’opiner sera venu, vous exposerez ce que vous avez à dire. » – « Vous m’aviez permis, répliquai-je, ce que jusqu’ici vous avez permis à tout le monde. » Je m’assieds, et l’on passe à d’autres affaires. Entre temps un consulaire de mes amis, me prenant à part et à mots voilés, trouvant que je m’étais
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